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— C’était une bonne adresse il y a encore peu. Oberaufseherin à la Ligue des Jeunes Filles allemandes, belle-sœur par alliance du maréchal Keitel. Excellent. Mais ça ne vaut plus rien par les temps qui courent, et encore moins pour ceux qui nous attendent. Il faut prendre ses distances avec ça, comme on s’éloigne d’un poteau électrique en plein orage.

— Quel poésie, quel amant romantique !

— Ah ! allez vous faire foutre, Kälterer…

Bideaux prit quelques pantalons et quelques chemises. Dans le vestibule, il les bourra dans son sac de marin et y ajouta son ravitaillement, le chocolat et les cigarettes, dont il ouvrit auparavant une cartouche pour en extraire un paquet.

— Allez, Kälterer, tournons la page, oublions cette querelle inutile sur ce Titanic en train de sombrer. Fumons-en encore une entre camarades, avant de nous séparer et de partir chacun de son côté.

Bideaux le conduisit dans la salle à manger. Sur la table, des cendriers débordants de mégots et de cendre voisinaient avec des bouteilles de vin et de cognac que Kälterer avaient vidées au cours des jours et nuits précédents.

— Je vois que vous avez mené la grande vie dans mon appartement.

Bideaux grimaça son sourire, alla à la fenêtre et jeta un œil dans la rue à travers le rideau.

Les tirs d’artillerie n’arrêtaient pas de tonner. Kälterer se dit que les Russes avaient pris position dans le sud de Grunewald. Bideaux lui proposa une cigarette.

— Des américaines !?

— Les relations, Kälterer, les relations !

Bideaux sourit d’aise.

— Vous n’êtes pas allé en Italie, je me trompe ?

— Si, j’y suis allé aussi. Mais surtout en Suisse. Avec des autorisations spéciales signées Langenstras. Il fallait bien qu’un professionnel de la finance aille placer cet argent gagné à la sueur de notre front, avant qu’ici les choses tournent en eau de boudin. Les banques nous ont aidés, et pas qu’un peu. Il faut bien qu’il nous reste quelque chose de tout ça, même après la guerre. Et aux Suisses aussi, par voie de conséquence.

— Et Langenstras vous a fait confiance ? Vous auriez pu prendre le large avec l’argent.

Il s’assit dans un fauteuil et alluma sa cigarette.

— Notre honneur s’appelle fidélité. Faut-il vous le rappeler ?

Le regard de Bideaux erra vers l’entrée et resta accroché au cadavre.

— Non, non, avec ce bon Langenstras, ce genre de plaisanterie ne prend pas. Ça n’en vaut pas la peine, ni à court ni à long terme. Il y a assez d’argent pour nous deux et nous nous sommes assurés côté Suisse que rien ne pourra arriver, avec une garantie mutuelle. Tout s’est passé correctement, n’ayez aucune crainte.

Il secoua la cendre de sa cigarette sur le tapis.

— Dites-moi, ce Haas me turlupine. Vous dites qu’il voulait m’envoyer ad patres ? Mais vous l’avez laissé entrer ? Il vous connaissait ?

Kälterer secoua la tête.

— Alors, il vous a pris pour moi. Il a voulu me tuer, mais vous avez été plus rapide.

Bideaux grimaça.

— Quel étrange hasard. Alors, si on veut, vous m’avez sauvé la vie, camarade. Je vous dois quelque chose. Le mieux, c’est que je vous laisse quelques conserves ; de toute façon, ce sac est trop lourd pour moi.

— Vous êtes né trop bon dans un monde trop mauvais.

Le rire de Bideaux se perdit dans le vacarme qui montait de la rue. On entendit des bruits de chevaux ferrés, de bottes sur les pavés, des voix qui hurlaient, des grondements de moteurs de camions. Ils se précipitèrent à la fenêtre. Des soldats passaient en courant devant la villa, quelques-uns à pied, d’autres à cheval, certains avec leurs armes, d’autres désarmés.

— Ça ressemble fort à une débandade, si vous voulez mon avis.

Bideaux lâcha sa cigarette et l’écrasa sur le parquet d’un coup de talon.

— Pas foutus de tenir la position, ces sales lâches ! Le poste de commandement le plus proche doit être à Wilmersdorf. Les Russes ne vont pas tarder à arriver. Il est grand temps pour moi.

Bideaux fila dans l’entrée, boutonna sa veste dont il releva le large col. Il prit son chapeau et l’enfonça bas sur le front. Puis il tira plusieurs conserves et un saucisson sec du sac de marin et les déposa sur la commode.

— J’espère que les Russes ne vous rateront pas, Bideaux.

— Vous n’êtes pas très reconnaissant, Kälterer, soit dit sans vous offenser. Merci, de même !

La porte claqua derrière lui.

Kälterer retourna dans la salle à manger et regarda par la fenêtre. Dans le soir qui descendait, Bideaux courait en direction de Grunewald et disparut bientôt dans l’escalier en pierre de la Königsallee.

Il fallait qu’il se dépêche, lui aussi. Il fouilla rapidement les affaires de Haas, déchira ses faux papiers, retourna le sac à dos, le vida et tomba sur une tenue de détenu. Des lambeaux déchirés pendaient d’une manche de la veste.

Dans la cuisine, il sortit les armes de la valise, les munitions et les grenades et les remplaça par les conserves de Bideaux et la tenue de déporté. Il brûla le reste des papiers sur le tas de cendres et de suie de la baignoire. Il endossa son manteau, fourra le parabellum dans la poche, empoigna la valise et la déposa au milieu des marches de l’entresol. Il revint dans l’appartement, saisit une grenade à manche et la dégoupilla. Il sortit sur le seuil et la balança en direction du cadavre.

La porte claqua derrière lui alors qu’il fonçait déjà dans l’escalier. Il saisit sa valise au passage et, au moment où il arrivait au rez-de-chaussée, une sourde déflagration secoua la villa. Dors en paix, Sturmbannführer Kälterer.

Il quitta la Höhmannstrasse par le même chemin que Bideaux. Les dernières lueurs du jour avaient disparu, et le ciel était illuminé par les tirs de l’artillerie lourde. Il avait l’intention de passer par Grunewald pour rejoindre l’Avus, espérant que la grande ceinture de Berlin ne serait pas encore entièrement bouclée. Les mouvements de réfugiés et de sinistrés les plus importants se faisaient à l’ouest et il entendait les rejoindre.

Il trouva la bonne route dans le bois et pressa le pas en faisant le moins de bruit possible. Il dut s’arrêter pour reprendre souffle. Au moment où il s’apprêtait à repartir, il entendit des bruits étouffés qui venaient dans sa direction. Il discerna des voix, des ordres brefs claquaient en russe. Il se précipita dans le bois, trébucha sur des branches mortes, zigzagua entre des troncs et des fourrés. Le sol montait un peu, un taillis lui barra la route, il entendit de nouveau des voix sur la droite. Il fallait qu’il prenne sur la gauche, qu’il louvoie vers le sud sans se laisser détourner de son but. Mais il se perdit rapidement. Désorienté, il se fraya un passage à travers les halliers, se protégeant le visage avec les bras.

— Stoï !

Une salve de pistolet-mitrailleur hacha les arbustes devant lui. Il se débarrassa de son arme et bifurqua. L’obscurité le protégeait. Soudain, le crépitement de pistolet-mitrailleur reprit, plus proche cette fois, plus intense, plus distinct, comme ces cris qu’il ne comprenait pas. Il entendit des branches craquer, des pas lourds se frayaient un chemin dans le sous-bois. Il se laissa tomber sur le sol, avança à quatre pattes, cherchant désespérément un endroit où se cacher. Soudain ses mains rencontrèrent une botte couverte de croûtes de boue et qui se retira aussitôt. Il sentit un coup douloureux dans le dos, et on l’agrippa fermement par le manteau.

Plusieurs silhouettes se précipitèrent sur lui, le plaquèrent au sol, lui crièrent dessus. On lui arracha la valise de la main et on l’ouvrit. On se partagea les vivres. Il entendit des bruits de mâchoires avides, sentit une odeur de saucisson. Dans le halo de lumière d’une lampe torche, il put discerner des vestes ouatées, des bonnets de fourrure avec des étoiles rouges, des visages sales, des pistolets-mitrailleurs. Soudain, un faisceau de lumière l’éblouit. Il ne bougeait pas, sentait des mains qui le palpaient, estimaient la valeur de son manteau. Du coin des yeux, il remarqua une silhouette qui s’approchait de lui. L’homme le prit par le col du manteau et le releva. Il reconnut les larges galons sur son épaule, sentit la sueur et l’haleine chargée de schnaps, vit un visage non rasé.