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L’expression de son visage redevint sérieuse.

— Vous n’avez d’autre choix que de travailler avec nous. Vous vivez sous un faux nom et votre biographie est tout aussi fausse. Un simple geste de notre part, et votre nouvelle carrière s’arrête brutalement. Vous vous retrouverez enchristé à Bautzen avant même d’avoir eu le temps de dire ouf. Ce qui ne serait pas nouveau pour vous, Haas, vous y avez déjà séjourné une fois, comme nous l’avons appris dans votre dossier. L’autre possibilité serait que vous disparaissiez dans les vastes étendues de la Sibérie… Nous avons en effet mis la main sur quelques documents concernant un certain Kälterer, et je suis persuadé que votre grand frère de Moscou s’y intéresserait beaucoup. Tout compte fait, je pense qu’il est dans votre intérêt de contracter une bonne assurance-vie, pendant qu’il en est encore temps.

— Il n’existe plus personne du nom de Langenstras. Vous bluffez, vous cherchez à me provoquer.

— Allons, ne jouez pas les naïfs, reprit Fresen en se rapprochant de lui. Vous savez bien que dans votre nouvel État ouvrier et paysan, tout est comme avant, comme chez nous, d’ailleurs… On a besoin d’hommes de qualité des deux côtés. Et c’est ainsi qu’il arrive qu’on embauche des gens comme vous ! Même votre Sécurité d’État cherche d’urgence du personnel qualifié, et quand on en trouve qui est compétent, on peut fermer un œil sur le passé. Et ce n’est pas tous les jours que votre Service de renseignements a la chance de mettre la main sur un Ruprecht Haas, un simple ancien commerçant, un antifasciste exemplaire qui, pendant ses stages de formation, s’est soudainement découvert une extraordinaire fibre… de flic… Il est très rare que de tels talents surgissent du néant.

Impossible de ne pas percevoir l’ironie dans la douce voix de Fresen.

Il ne dit rien. Il ne savait que répondre.

— Vous savez, Langenstras, nous l’avons tous sous-estimé, finalement. Et vous le premier. Langenstras a toujours su s’y prendre. Il a gardé son nom, tout simplement. Il a été plus malin que nous tous — il faut dire aussi qu’il avait les meilleures adresses. On n’a pu lui reprocher aucune mort de Juif. En revanche, on a pu mettre, à son actif évidemment, la traque implacable d’ennemis intérieurs de l’État, et on est très indulgent aujourd’hui pour ce genre de services rendus. Quel est en effet l’État démocratique, libre, qui accepterait de se laisser noyauter par des communistes ou d’autres ennemis de la Constitution ! Ah ! si, comme lui, vous n’aviez été qu’un de ces bureaucrates acharnés…

Fresen tira un paquet de chewing-gum de sa poche et lui en proposa une tablette. Il secoua la tête.

— C’est meilleur qu’une cigarette, en tout cas, et puis ça vous donne l’haleine fraîche… Toujours est-il qu’immédiatement après la guerre, Gehlen s’est rendu aux Américains. Avec tous les documents qu’il leur livrait sur les Russes, ils l’ont accueilli à bras ouverts. Ce qui fait que l’espionnage contre la Russie soviétique n’a pas connu de solution de continuité. Et Gehlen a réuni autour de lui des gens compétents, genre Langenstras. Et c’est par Langenstras que j’ai rejoint ce groupe, pour ainsi dire en qualité de travailleur indépendant. Il est clair qu’on ne peut pas se passer de gens comme nous. C’est comme ça, Haas. O.K. — il a bien fallu en pendre quelques-uns, les sacrifier aux temps nouveaux, je comprends ça, no problem ; mais pas du menu fretin comme nous !

— Nous savons bien ici que chez vous à l’Ouest les anciens nazis ont repris du service.

Mais même à ses oreilles cette phrase sembla un cliché de propagande vide de sens.

— C’est tout ce qui vous est resté de votre humour, Haas ? En face, les vilains anciens camarades de combat et ici, les bons et braves camarades ? Vous ne parlez pas sérieusement ! Tout cela n’est qu’une question de point de vue, de pouvoir. Vous n’êtes tout de même pas devenu communiste uniquement parce que vous êtes resté coincé dans la zone occupée par les Soviétiques et que vous avez commencé votre nouvelle carrière ici ! Nous n’avons tout de même pas été nazis uniquement parce que nous avons vécu dans le Reich allemand. Vous préféreriez certainement vivre à l’Ouest, j’en suis persuadé. Il est vrai que, ici, vous êtes bien considéré, vous passez pour antifasciste et, en tant que persécuté par le régime nazi, vous touchez même une gratification spéciale en plus de votre traitement. Nous n’avons pas la part aussi belle, nous autres, du moins pas encore… Et vous faites de nouveau partie de la police. Et vous êtes prêt à tout pour y rester. Exactement comme votre nouveau chef, Bäumler. Au fait, vous le connaissez, celui-là ? Non ? Encore un qui a gardé son nom. SS-Standartenführer Adalbert Bäumler, Office central pour la Sécurité du Reich, bureau IV, l’homme du Gouvernement général de la Pologne, celui qui s’est acquis une grande réputation dans la liquidation des Juifs. Mais si, vous le connaissez certainement… Eh bien, c’est le même Bäumler qui a repris sa carrière au service de votre Sécurité d’État. Il a retourné sa veste. Il paraît que c’est un des meilleurs agents de votre ministre. Comment s’appelle-t-il déjà, celui-là ? Wilhelm Zaisser.

Fresen fit la moue.

— Les anciens camarades sont à l’œuvre partout. Eh oui ! sans nous, pas d’État allemand possible, quel qu’il soit, Est ou Ouest. Ça ne peut que nous rendre fiers, camarade Haas, vous ne pensez pas ?

— Foutez-moi la paix, Fresen. Il y aura bien un jour un retour de bâton. Je vis sous un faux nom, c’est entendu. Ça ne fait pas bien dans le tableau, c’est exact. Mais qu’est-ce qui m’empêche de passer à Berlin-Ouest, et tout de suite si je veux ? Cet après-midi même. Qu’est-ce qui m’empêche de vous compisser, — vous et votre Langenstras ? Vous ne trouverez ma signature nulle part. Je n’ai obéi qu’aux ordres, tout bêtement obéi aux ordres.

Il marmonna :

— J’étais soldat, soldat, vous comprenez…

Il s’interrompit, se passa la main sur le visage, puis reprit plus calmement.

— Vous ne trouverez rien, rien. Rien qu’on ne serait pas susceptible de comprendre à l’Ouest. Vous voulez me faire un mauvais parti ? Bien. Je vais donc vous planter là. Foutez-moi la paix.

Fresen tira un rectangle de papier de sa poche et s’éventa avec.

— Vous savez, c’est exactement ce que pensait Langenstras. Que vous diriez tout ça. Cette tendance à l’insubordination, nous connaissons ça depuis avant même la fin de la guerre, comme vous le savez sans doute…

C’était une photo que Fresen tenait en main. Il la laissa tomber sur les genoux de Haas et dit :

— Regardez ça, bien calmement, prenez tout votre temps. Même à l’Ouest, on aime pas trop voir ce genre de choses.

Il reconnut la main, le bras tendu, puis la gamine, instantanément. Une photo de l’exécution. La victime bien éclairée. Juste un petit tas de misère. Flasque, méconnaissable, désarticulée. Le parabellum bien net, lui. Net l’uniforme, net le visage. Son visage. La photo d’un bourreau. Pas d’issue possible. L’image se brouilla sous ses yeux.

Reprenez-vous, mon vieux, faut que je puisse avoir confiance en vous. Il faut que nous soyons forts. Finissez-en. Allez-y. Finissez-en.

Il n’avait pas tiré. Non, pas lui…

Allez-y. Le temps presse.

Le jeune soldat ne bougeait pas. Les mains dans le dos.

Ce n'est encore qu'une enfant.

Arrêtez de bafouiller. Finissez-en, maintenant !