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Je marchai jusqu’à l’entrée du garage, jetai un coup d’œil à l’intérieur. Il s’y trouvait une voiture. Celle de Moogey, supposai-je. Une BMW rouge. Je me dis qu’elle faisait un peu luxueuse pour un pompiste, mais allez savoir. Je notai le numéro d’immatriculation et regagnai ma Jeep.

J’étais assise au volant, en train de me demander « et maintenant ? », quand mon téléphone cellulaire sonna.

C’était Connie, la secrétaire de l’agence de cautionnement.

— J’ai une affaire fastoche pour toi, me dit-elle. Passe au bureau quand tu peux, je te refilerai la paperasse.

— Qu’est-ce que tu entends par « fastoche » ?

— Une clocharde. Une vieille qui traîne toujours devant la gare. Elle pense à soulever ses jupes mais elle oublie ses rendez-vous au tribunal. Il suffit que tu la ramasses et que tu l’amènes devant le juge.

— Qui a voulu se porter garant si elle est sans domicile fixe ?

— Une association religieuse dont elle fait plus ou moins partie.

— J’arrive.

Vinnie avait un bureau sur rue dans Hamilton Avenue. « Vincent Plum/Agence de Cautionnement Judiciaire. » En dehors de ses tendances sexuelles particulières, Vinnie avait bonne réputation. La plupart du temps, il évitait aux brebis galeuses de familles de la classe besogneuse de Trenton de devoir remplir des fiches dans les locaux de la police. De temps en temps, il héritait d’une vraie crapule, mais ces cas-là me retombaient rarement sur les bras.

Mamie Mazur avait une conception très Far West des chasseurs de primes. Elle les imaginait enfonçant des portes en vidant le chargeur de leur revolver à six coups. Dans la réalité, mon travail consistait essentiellement à contraindre des abrutis à monter dans ma voiture et à leur servir de chauffeur jusqu’au poste de police où ils étaient reconvoqués et relibérés. J’héritais de beaucoup de cas de conduite en état d’ivresse et de trouble de l’ordre public, et, à l’occasion, j’avais droit à un voleur à l’étalage ou de camping-cars. Vinnie m’avait confié Kenny Mancuso car, au début, l’affaire paraissait limpide. Kenny n’était pas un récidiviste et venait d’une bonne famille du Bourg. Et de plus, Vinnie savait que Ranger m’épaulerait pour l’arrestation.

Je garai la Jeep devant l’épicerie fine de Fiorello. Je lui demandai de me faire un sandwich au thon et passai à côté, chez Vinnie.

A mon entrée, Connie, assise à son bureau qui trônait tel un poste de garde barrant l’accès au bureau de Vinnie, releva la tête. Ses cheveux, crêpés sur quinze bons centimètres, encadraient son visage tel un nid de souris de boucles brunes. Elle avait deux ou trois ans de plus que moi, mesurait six ou sept centimètres de moins et pesait quinze kilos de plus et, tout comme moi, elle avait repris son nom de jeune fille suite à un divorce démoralisant. Dans son cas, ce nom était Rosolli – un nom qu’il ne faisait pas bon prononcer dans le Bourg depuis que son oncle Jimmy l’y avait répandu à tire-larigot. À quatre-vingt-douze ans maintenant, Jimmy serait infoutu de localiser sa bite dans le noir même si elle était fluorescente, mais qu’importe, ce qui était fait n’était plus à faire.

— Salut, dit Connie. Comment va ?

— C’est une question assez compliquée en ce moment. Tu as le dossier de la clocharde ?

Connie me tendit plusieurs fiches agrafées ensemble.

— Eula Rothridge. Tu la trouveras à la gare.

Je consultai les fiches.

— Pas de photo ?

— Tu n’en as pas besoin. Elle sera assise sur le banc le plus proche du parking, à prendre le soleil.

— Des suggestions ?

— Tâche de ne pas marcher contre le vent.

Je grimaçai et partis.

Par son emplacement, sur les rives de la Delaware, Trenton était un site de prédilection pour l’industrie et le commerce. Au fil des années, la navigabilité de la Delaware et l’importance de Trenton décrurent et la ville en arriva peu à peu à son statut actuel, à savoir n’être qu’une grosse fondrière de plus dans le réseau routier de l’État. Récemment, cela dit, nous avons eu une équipe de base-ball en ligue mineure, alors la gloire et la fortune ne sauraient être loin, n’est-ce pas ?

Le ghetto a peu à peu envahi les abords de la gare, tant et si bien qu’il est pratiquement impossible de s’y rendre sans passer par des rues où se succèdent de déprimantes petites maisons attenantes sans jardin emplies de gens atteints de déprime chronique. L’été, le quartier baigne dans la sueur et l’agression généralisée. Quand la température retombe, l’ambiance devient sinistre et l’animosité s’installe derrière les murs insonorisés.

Je parcourus ces rues, portières verrouillées et vitres remontées, plus par habitude que pour des raisons de sécurité car le premier venu armé d’un couteau à éplucher pouvait éventrer ma capote.

La gare de Trenton est petite et n’a rien de mémorable. Une voie d’accès en courbe passe devant l’entrée où quelques taxis attendent et où un flic en uniforme assure la surveillance. Plusieurs bancs municipaux s’y échelonnent à intervalles réguliers.

Eula était assise sur le banc le plus éloigné. Elle portait plusieurs manteaux d’hiver, un bonnet de laine violet et des baskets. Elle avait un visage ridé, le teint terreux ; ses cheveux gris acier coupés très courts jaillissaient en épis de son bonnet. Ses jambes grosses comme des poteaux étaient engoncées dans ses chaussures et suffisamment écartées pour donner au monde le loisir de voir des choses qu’il eût mieux valu garder secrètes.

Je me garai devant elle où il était interdit de stationner, et le flic me gratifia d’un regard noir en guise d’avertissement.

J’agitai les papiers de l’agence dans sa direction.

— Je n’en ai que pour une minute, lui criai-je. Je suis venu chercher Eula pour l’emmener au tribunal.

Il me gratifia d’un regard ah oui, je vois, bonne chance, et se remit à regarder dans le vide.

— J’vais pas au tribunal, me crachota Eula au visage.

— Pourquoi ?

— Il fait soleil. Faut que j’aie ma dose de vitamine D.

— Je vais t’acheter un litre de lait. Vitamine D.

— Et quoi d’autre ? Tu m’achèteras un sandwich ?

Je sortis le sandwich au thon de mon sac.

— Je comptais en faire mon déjeuner, mais je te l’offre, lui dis-je.

— Il est à quoi ?

— Au thon. Il vient de chez Fiorello.

— Il fait de bons sandwiches celui-là. Tas demandé des cornichons ?

— Oui.

— J’sais pas trop… Et qu’est-ce que je vais faire de tout ça ?

Un caddie de supermarché se trouvait derrière elle, contenant deux gros sacs-poubelle en plastique remplis de Dieu sait quoi.

— J’ai une idée, dis-je. On va déposer tes affaires a la consigne de la gare.

— Qui va payer ? J’ai un petit revenu, tu sais.

— Je banquerai.

— Va falloir que tu portes mes affaires. Je boite d’une jambe.

Je jetai un coup d’œil en direction du flic qui regardait par terre, un sourire aux lèvres.

— Tu veux prendre quelque chose dans ces sacs avant que je les mette sous clef ? demandai-je à Eula.

— Non. J’ai tout ce qu’il me faut.

— Et une fois que j’aurai mis tes biens temporels à la consigne, que je t’aurai acheté du lait et donné le sandwich, tu viens avec moi, d’accord ?

— Ouais, ouais.

Je tirai les sacs jusqu’en haut des marches puis le long du couloir, et donnai à un porteur un dollar de pourboire pour qu’il m’aide à fourrer ce satané fourbi dans des casiers de consigne. Un sac par casier. Je jetai une poignée de pièces de vingt-cinq cents dans les fentes des casiers, pris les clefs et m’adossai au mur pour reprendre mon souffle, en me disant que je devais absolument trouver le temps d’aller à la salle de sport. Je courus au petit trot jusque devant le bâtiment, poussai la porte du McDonald’s et achetai du lait écrémé. Je retournai dare-dare devant l’entrée principale de la gare et cherchai Eula des yeux. Elle avait disparu. Le flic aussi. Et j’avais un papillon sur mon pare-brise.