Je m’approchai du premier taxi de la file qui attendait à la station et tapotai contre sa vitre.
— Où est allée Eula ? lui demandai-je.
— ’Sais rien. Faut demander au taxi qu’elle a pris.
— Elle a assez d’argent pour prendre un taxi ?
— Bien sûr. Ça marche bien pour elle ici.
— Vous savez où elle habite ?
— Sur ce banc. Le dernier sur votre droite.
Formidable. Je remontai en voiture, fis un demi-tour et entrai dans le mini-parking. J’attendis que quelqu’un en sorte, pris sa place, mangeai mon sandwich, bus le lait et attendis, bras croisés.
Deux heures plus tard, un taxi déposa Eula. Elle se dandina jusqu’à son banc et s’y assit avec un sens manifeste de la propriété. Je démarrai, sortis du parking et m’arrêtai le long du trottoir devant elle. Je lui souris.
Elle me rendit mon sourire.
Je descendis de voiture et m’approchai d’elle.
— Tu me reconnais ?
— Ouais. C’est toi qui as pris mes affaires.
— Je te les ai mises à la consigne.
— Il t’en a fallu du temps.
Je suis une prématurée d’un mois et on n’a jamais pu m’inculquer les vertus de la patience.
— Tu vois ces deux clefs ? lui dis-je. Tes affaires sont enfermées dans des casiers qui ne peuvent être ouverts qu’avec ces clefs. Soit tu montes dans ma bagnole, soit je jette ces clefs dans des chiottes et je tire la chasse !
— Ce serait méchant de faire ça à une pauvre vieille.
C’était ça ou lui tordre le cou.
— D’accord, dit-elle, se levant avec peine. Autant que je te suive. Il fait plus beau de toute façon.
Le commissariat de police de Trenton a élu domicile dans un immeuble en brique de deux étages. Un bâtiment attenant, de plain-pied avec la rue, fournit l’espace nécessaire pour les services juridiques. Le ghetto s’étend de part et d’autre des locaux, ce qui est très pratique car ainsi la police ne doit jamais sortir très loin pour aller à la rencontre de la criminalité.
Je me garai au parking du commissariat et escortai Eula à l’intérieur jusqu’à l’accueil. En dehors des heures ouvrables ou bien si j’avais eu un fugitif turbulent sur les bras, j’aurais demandé par interphone à entrer par la porte de derrière pour accéder directement au policier tenant le registre des jugements rendus. Rien de tout cela n’était nécessaire avec Eula, aussi je la fis asseoir pendant que j’essayais de déterminer si le juge qui avait fixé le montant de sa caution était sur les lieux. Il se trouva que non, aussi je n’eus d’autres choix que de confier Eula aux bons soins du commissariat.
Je lui donnai les clefs des casiers de consigne, pris mon reçu et sortis par la porte de derrière.
Morelli m’attendait dans le parking, adossé à ma voiture, mains dans les poches, faisant son imitation d’un voyou des rues – ou peut-être n’était-ce pas une imitation.
— Quoi de neuf ? me demanda-t-il.
— Pas grand-chose. Et de ton côté ?
Il haussa les épaules.
— Ça n’avance pas vite.
— Hm, hm.
— Une piste pour Kenny ? me demanda-t-il.
— À toi de me le dire. Tu as piqué sa facture de téléphone hier soir.
— Je ne l’ai pas « piquée ». J’avais oublié que je l’avais dans les mains.
— Ha ha ! Alors pourquoi ne me dis-tu pas ce que tu as appris sur les numéros au Mexique ?
— Parce que je n’ai rien appris.
— Je n’en crois pas un mot. Et je ne crois pas non plus que tu déploies tous ces efforts pour retrouver Kenny simplement par devoir familial.
— Quelle est ta raison d’en douter ?
— La sensation nauséeuse que j’ai à l’estomac.
Morelli eut un large sourire.
— Va en parler à ton banquier.
Bon. Changement de tactique.
— Je croyais qu’on était associés ? lui dis-je.
— Il y a toutes sortes d’associés. Certains sont plus indépendants que d’autres.
J’eus l’impression que mes yeux faisaient un tour complet dans leurs orbites.
— Mettons les points sur les i, lui dis-je. Si je comprends bien, tu voudrais que je te donne tous les renseignements que j’ai et toi aucun. Puis quand nous retrouverons Kenny, tu me le faucherais sous le nez pour des raisons encore inconnues de moi et tu me volerais mon arrestation.
— Mais non. Tu fantasmes.
Tu parles ! J’avais raison, et il le savait aussi bien que moi.
3
Morelli et moi avions déjà mené pas mal de batailles l’un contre l’autre sans que jamais aucun de nous ne gagne la guerre. Quelque chose me disait que nous allions repartir au combat. Et qu’il allait falloir que j’apprenne à tempérer. Si j’attaquais Morelli de front, il pouvait faire de ma vie de chasseuse de primes – déjà si difficile – un véritable enfer.
Si ce n’est me réduire à l’état de carpette. Or, ce qu’il fallait, c’était avoir l’air d’une carpette au moment opportun. Je décidai que ce n’en était pas un et que je devais réagir par la colère devant un tel affront. Facile, puisque j’en ressentais. Je pris le large, sortant du parking en faisant celle qui savait où elle allait alors que je n’en avais pas la moindre idée. Il était bientôt quatre heures et je n’avais plus aucune pierre à retourner pour voir si Mancuso ne se cacherait pas dessous, aussi pris-je la direction de chez moi, passant en pilotage automatique et faisant mentalement le point de l’enquête.
Je savais que je devais passer voir Spiro, mais cette perspective ne m’enchantait guère. Je ne partageais pas l’enthousiasme de ma grand-mère pour les salons funéraires. Pour tout dire, l’idée de la mort me donnait la chair de poule et Spiro me paraissait sortir tout droit d’une catacombe. Vu que je n’étais déjà pas d’excellente humeur, je jugeai préférable de remettre cette visite au lendemain.
Je me garai derrière mon immeuble et, mon Levi’s étant toujours trop serré sur les crêpes aux myrtilles du matin, je dédaignai l’ascenseur au profit de l’escalier. En entrant chez moi, je faillis marcher sur une enveloppe qui avait été glissée sous ma porte. Blanche. Grand format. Mon nom y figurait en lettres adhésives argentées. Je l’ouvris et lus le message qui tenait en deux phrases, elles aussi en collage.
« Pars en vacances. Ça vaudra mieux pour ta santé. »
Ne voyant aucun dépliant touristique à l’intérieur, j’en déduisis que ce n’était pas un envoi publicitaire d’une agence de voyages.
J’envisageai l’autre possibilité. Une lettre de menace. Évidemment, si elle émanait de Kenny, cela voulait dire qu’il était toujours à Trenton. Mieux : elle signifiait que j’avais fait quelque chose qui lui causait du souci. Outre Kenny, je ne voyais vraiment pas qui pourrait me vouloir du mal. Un copain à lui ? Morelli ? Ma mère ?
Je fis coucou à Rex, jetai mon sac et l’enveloppe sur le comptoir de la cuisine et écoutai mes messages.
Ma cousine Kitty, qui travaillait à la banque, m’avait appelée pour me dire qu’elle surveillait le compte de Mancuso comme je le lui avais demandé, mais qu’aucune opération n’avait eu lieu ces derniers temps.