Mary Lou Molnar, ma meilleure amie de toujours, devenue Mary Lou Stankovic, me demandait si j’avais disparu de la surface de la Terre vu qu’elle n’avait plus aucune nouvelle de moi depuis Dieu savait quand.
Et le dernier message était de mamie Mazur.
« J’ai horreur de ces machines à la noix, commençait-elle. J’ai toujours l’impression d’être une débile profonde qui parle dans le vide. J’ai lu dans le journal que ton pompiste était exposé ce soir, et si tu pouvais m’accompagner, je ne dirais pas non. Elsie Farasworth m’a bien dit qu’elle m’emmènerait, mais je déteste monter en voiture avec elle car elle a de l’arthrite aux genoux et il arrive que son pied reste coincé sur l’accélérateur. »
L’exposition de Moogey Bues. Ça valait le déplacement. J’allai frapper chez Mr. Wolesky, en face, pour lui emprunter le journal. Mr. Wolesky laissait sa télévision allumée jour et nuit, aussi devait-on toujours tambouriner contre sa porte. Alors il venait vous ouvrir et vous disait d’arrêter de faire tout ce boucan. Quand il avait eu une attaque, quatre ans plus tôt, il avait appelé une ambulance mais n’avait accepté de prendre place sur le fauteuil roulant qu’à la fin de « Jeopardy ».
Mr. Wolesky m’ouvrit et me fusilla du regard.
— Pas la peine de faire autant de boucan. Je ne suis pas sourd.
— Vous pourriez me prêter votre journal ?
— Il s’appelle « reviens ». J’ai besoin du programme télé.
— Je veux juste vérifier un truc.
J’ouvris le journal à la rubrique nécrologique. Moogey Bues était bien exposé chez Stiva. A sept heures.
Je remerciai Mr. Wolesky et lui rendis son journal.
Je téléphonai à ma grand-mère pour lui confirmer que je passerais la prendre. Ma mère me proposa de rester dîner. Je déclinai son invitation, lui promis de ne pas aller au salon funéraire en jean, raccrochai et, pour limiter les dégâts de la pâte à crêpe, j’allai fouiller dans mon réfrigérateur en quête d’aliments à zéro pour cent de matières grasses.
Je venais à peine à bout d’une salade quand le téléphone sonna.
— Salut, fit Ranger. Je parie que tu dînes d’une salade.
Je tirai la langue et louchai en direction du combiné.
— Du nouveau sur Mancuso ?
— Il n’habite pas ici. Il ne passe jamais ici. Il ne travaille pas ici.
— Simple curiosité morbide, si tu devais chercher vingt-quatre cercueils qui ont disparu dans la nature, tu commencerais par où ?
— Libres ou occupés ?
Zut, j’avais oublié de demander. Je levai les yeux au ciel. Mon Dieu, faites qu’ils soient vides !
Je raccrochai et téléphonai à Eddie Gazarra.
— Que me vaut l’honneur ? fit-il.
— Je veux savoir sur quoi travaille Joe Morelli.
— Bonne chance. La moitié du temps, son chef lui-même ne le sait pas.
— Oui, mais tout finit toujours par se savoir.
Gros soupir de la part de Gazarra.
— Je vais voir ce que je peux déterrer.
Morelli, qui faisait partie de la brigade des mœurs, ne travaillait ni dans les mêmes locaux ni dans le même quartier qu’Eddie. Et la brigade des mœurs, qui collaborait étroitement avec la DEA et l’administration des douanes, gardait bouche cousue sur les affaires en cours. Compte non tenu des propos de bar, des ragots de bureau et des confidences sur l’oreiller.
Je troquai mon Levi’s contre le look tailleur strict et chic. Je chaussai des hauts talons, donnai du volume à mes cheveux à grand renfort de gel et de laque, allongeai mes cils au mascara. Je me reculai pour juger de l’effet obtenu. Pas mal, mais aucun risque que Sharon Stone se jette par dépit du haut d’un pont.
— Non, mais regardez-moi cette tenue, dit ma mère en m’ouvrant la porte. Et après, on s’étonne de se faire violer au coin de la rue avec des jupes aussi courtes. Comment tu fais quand tu t’assoies ? On te voit tout.
— Cinq centimètres au-dessus du genou. Ce n’est pas si mini que ça !
— On ne va pas parler chiffons toute la soirée, intervint mamie Mazur. J’ai une visite funéraire à faire, moi. Je veux voir comment ils l’ont préparé. J’espère qu’on voit encore les traces des balles.
— Ne rêve pas trop, lui dis-je. Je pense que le cercueil sera fermé.
Non seulement Moogey avait été abattu, mais il avait subi une autopsie. Je me disais que même si tous les embaumeurs du monde se donnaient la main, ça ne suffirait pas à recoller les morceaux de Moogey Bues.
— Un cercueil fermé ! se récria ma grand-mère. Il ne manquerait plus que ça ! Si jamais le bruit circule que Stiva expose à cercueil fermé, il n’y a plus un chat dans la salle.
Elle boutonna son cardigan sur sa robe et coinça son sac sous son bras.
— Dans le journal, en tout cas, il n’était pas question de ça.
— Repasse après, me dit ma mère. J’ai fait un pudding au chocolat.
— Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? demanda mamie Mazur à ma mère.
— Je ne connaissais pas ce Moogey Bues. J’ai mieux à faire que d’aller regarder le cadavre d’un inconnu.
— Moi, c’est pareil, dit mamie Mazur, mais il se trouve que j’aide Stéphanie dans sa chasse à l’homme. Si ça se trouve, Kenny Mancuso va se pointer et Stéphanie aura besoin de renfort musclé. J’ai vu à la télé comment on coupe les pattes à quelqu’un en lui enfonçant les doigts dans les yeux.
— C’est à tes risques et périls, me dit ma mère. Si jamais elle enfonce ses doigts là où il ne faut pas, c’est sous ton entière responsabilité.
La porte à double battant du salon funéraire était grande ouverte pour le confort de tous ceux qui étaient venus dire un dernier adieu à Moogey Bues. Mamie Mazur joua tout de suite des coudes pour atteindre le premier rang, moi à la remorque.
— Alors, ça, c’est le bouquet, s’exclama-t-elle quand elle arriva à hauteur du cercueil. Tu avais raison. Ils ont foutu le couvercle.
Elle prit un air finaud.
— Comment savoir que c’est vraiment Moogey qui est à l’intérieur ?
— Je suis sûre qu’on a dû vérifier.
— Comment en être sûr ?
Je la foudroyai du regard.
— On devrait peut-être jeter un coup d’œil par nous-mêmes ? dit-elle.
— NON !
Les conversations cessèrent et tous les visages se tournèrent vers nous. Je fis un sourire d’excuse et nouai un bras autour de la taille de ma grand-mère.
Je baissai d’un ton et la sermonnai.
— On ne doit pas regarder dans un cercueil fermé, ça ne se fait pas. Ce n’est pas notre affaire et quelle importance pour nous que ce soit Moogey Bues ou pas qui soit dans ce cercueil ? S’il a disparu, c’est du ressort de la police.
— Ça pourrait avoir son importance pour ton enquête, dit-elle. Ça a peut-être un rapport avec Kenny Mancuso.
— C’est de la curiosité mal placée. Tu as juste envie de voir les impacts des balles.
— Pas seulement, se récria-t-elle.
Je remarquai que Ranger était venu lui aussi. Je ne l’avais jamais vu vêtu que de deux couleurs : kaki militaire et noir mauvais garçon. Ce soir, il était en noir, l’unicité n’étant rompue que par les deux diamants qu’il portait à l’oreille et qui étincelaient sous l’éclairage. Comme d’habitude, il avait noué ses cheveux avec un catogan. Cette fois, il portait un blouson de cuir noir. On ne pouvait que supposer ce qu’il y avait de caché dessous. Sans doute une puissance de feu suffisante pour rayer de la carte un petit pays d’Europe. Il s’adossa au mur du fond, bras croisés, dans une attitude décontractée, aux aguets.
Joe Morelli se tenait face à lui dans une posture similaire.