Je trouvai ma grand-mère en train de boire le thé en compagnie de Joe Morelli. Je n’avais jamais vu Morelli avec une tasse de thé à la main, et cette vision était déconcertante, presque anachronique. Morelli avait été un adolescent difficile. Deux ans passés dans la marine et douze dans la police lui avaient appris à maîtriser ses instincts, mais j’étais convaincue que seule une castration en bonne et due forme serait en mesure de le domestiquer. Il avait toujours en lui une part de barbarie qui bruissait sous la surface… et qui m’attirait irrésistiblement tout en me fichant une trouille bleue.
— Ah, la voilà, dit ma grand-mère en m’apercevant. Quand on parle du loup…
— C’est-à-dire de toi, dit Morelli, tout sourire.
— Tiens donc.
— J’ai appris que tu avais un rendez-vous secret avec Spiro.
— Un rendez-vous d’affaires, précisai-je.
— Ces affaires ont-elle à voir avec le fait que Spiro, Kenny et Moogey étaient copains de lycée ?
Je le regardai avec surprise.
— Ah bon ? Ils étaient copains de lycée ?
— Unis comme les cinq doigts de la main, dit Morelli, joignant le geste à la parole.
— Hmm, fis-je.
Son sourire s’élargit.
— Je suppose que tu es toujours sur le pied de guerre ? dit-il.
— C’est moi qui te fais rire ?
— Rire n’est pas le mot.
— C’est quoi le mot alors ?
Il se balança sur ses talons, mains enfoncées dans les poches.
— Je te trouve adorable.
— Pitié !
— Dommage qu’on ne travaille pas ensemble. Si on faisait équipe, je te dirais ce que j’ai appris sur la voiture de mon cousin.
— À savoir ?
— Qu’elle a été retrouvée cet après-midi. Abandonnée. Pas de cadavre dans le coffre. Pas de traces de sang. Pas de Kenny.
— Où ?
— Dans le parking du centre commercial.
— Kenny était peut-être en train de faire des courses ?
— Peu probable. Les vigiles du centre se souviennent que la voiture est restée au parking toute la nuit.
— Les portières étaient verrouillées ?
— Toutes, sauf celle côté chauffeur.
Je réfléchis quelques secondes.
— Si je devais abandonner la voiture de mon cousin, dis-je, je m’assurerais que toutes les portières soient fermées.
On se regarda un moment dans les yeux sans formuler l’idée qui nous passait par la tête. Kenny était peut-être mort. Rien de concret, en réalité, ne permettait d’en arriver à cette conclusion, mais ce pressentiment s’imposa à moi et je me demandai dans quelle mesure la lettre anonyme que je venais de recevoir était liée à la disparition de Kenny.
Morelli admit cette éventualité avec un sourire figé.
— Ouais, fit-il.
Stiva avait conçu un hall d’entrée en faisant abattre la cloison de séparation entre l’entrée d’origine et l’ancienne salle à manger. Une moquette unifiait la pièce et étouffait les pas. Le thé était servi sur une table basse en érable installée juste à côté de la porte de la cuisine. Éclairage tamisé. Chaises et tables basses de style dix-huitième anglais regroupées pour faciliter la conversation. Arrangements floraux éparpillés ici et là. C’eût été une pièce fort agréable s’il n’y avait eu cette certitude que oncle Harry ou tatie Minnie ou Morty le facteur était nu dans un salon voisin, tout ce qu’il y a de plus mort, regonflé au formol.
— Tu veux un thé ? me demanda ma grand-mère.
Je secouai la tête. Le thé ne me disait rien. J’avais besoin d’air frais et de pudding au chocolat. Et de me débarrasser de mes collants.
— On y va ? dis-je à ma grand-mère.
Elle regarda autour d’elle.
— C’est encore un peu tôt, mais je crois que je n’ai plus personne à voir.
Elle posa sa tasse sur la table et coinça son sac sous son bras.
— Je ne dirais pas non à du pudding.
Elle se tourna vers Morelli.
— Nous avons du pudding au chocolat comme dessert ce soir, il en restera. On fait toujours une double fournée.
— Ça fait un bail que je n’ai pas mangé de pudding fait maison, dit Morelli, l’air de rien.
Ma grand-mère tomba les deux pieds dedans.
— Ah oui ? En ce cas, vous êtes le bienvenu. On en a à revendre.
Un petit son étranglé m’échappa du fond de la gorge, et je lançai à Morelli un regard plein de non, non, non.
Morelli me gratifia d’un de ses regards méga-naïfs dans le genre Mais qu’est-ce qu’il y a ?
— Du pudding au chocolat, dit-il. Formidable ! Je suis partant !
— Alors, c’est décidé, décréta ma grand-mère. Vous connaissez le chemin ?
Morelli nous assura qu’il pourrait aller chez nous les yeux fermés, mais qu’étant donné qu’il faisait nuit et qu’il voulait être sûr qu’il ne nous arriverait rien, il nous suivrait.
— Alors, ça c’est le bouquet ! s’exclama ma grand-mère, une fois que nous fûmes seules dans la voiture. Joe Morelli qui se soucie de notre sécurité. Et on ne peut pas faire plus poli que lui ! Et quel beau garçon. Et policier, en plus. Je parie qu’il a un revolver sous sa veste.
Il allait en avoir bien besoin quand ma mère le verrait sur son seuil. Quand elle allait regarder à travers la porte-moustiquaire, ce n’est pas le Joe Morelli amateur de pudding au chocolat qu’elle verrait, ni le Joe Morelli bachelier qui s’était engagé dans la marine, ni le Joe Morelli représentant des forces de l’ordre, mais le Joe Morelli petit tripoteur de huit ans qui m’avait entraînée dans le garage de son père pour jouer au petit train quand j’avais six ans.
— Il serait un bon parti pour toi, me dit ma grand-mère, comme nous nous garions le long du trottoir. Un homme, ça ne te ferait pas de mal.
— Pas celui-là.
— Qu’est-ce qu’il a qui ne va pas ?
— Ce n’est pas mon type.
— Tu n’as aucun goût en matière d’hommes, me dit ma grand-mère. Ton ex-mari était un chaud lapin. Ce n’était un secret pour personne, mais tu as voulu l’épouser quand même.
Morelli se gara derrière nous et sauta au bas de sa camionnette. Ma mère ouvrit la porte et même de loin, je vis sa bouche se pincer et son dos se raidir.
— On est revenus en force pour ton pudding, lui dit ma grand-mère, arrivant à sa hauteur. On a invité l’inspecteur Morelli compte tenu du fait qu’il n’a pas mangé de pudding fait maison depuis des lustres.
Ma mère pinça un peu plus les lèvres.
— J’espère que je ne vous dérange pas, dit Morelli. Je sais bien que vous n’attendiez pas de visite.
C’est le sésame qui ouvre toutes les portes du Bourg.
Aucune ménagère digne de son sel fin n’avouera jamais ne pouvoir recevoir des invités moins de vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un Jack l’Éventreur serait reçu à bras ouverts grâce à cette formule.
Ma mère le salua d’un signe de tête des plus secs et s’effaça, bon gré mal gré, pour nous laisser passer.
Par crainte que mon père ne fasse un scandale à l’époque, il n’avait pas été mis au courant de l’épisode du petit train. Il considérait donc Morelli avec ni plus ni moins de mépris et d’appréhension que n’importe quel autre prétendant rabattu par ma mère et ma grand-mère. Il le jaugea, échangea avec lui les quelques banalités d’usage et reporta son attention sur la télévision, mettant un point d’honneur à ignorer ma grand-mère pendant qu’elle distribuait les parts de pudding.