Sokolowsky prit un air malheureux.
— Pour qui est-ce, disiez-vous ?
— Ma grand-mère.
— Elle vous a rayée de son testament ou quoi ?
Juste ce qu’il me fallait : un croque-mort à la dent dure.
— Vous n’avez pas de cercueil en bois brut ?
— Personne n’achète de cercueil en bois brut au Bourg. Écoutez, que diriez-vous d’un achat à crédit ? Ou alors, on économise sur le maquillage… vous voyez ce que je veux dire, on ne coiffe les cheveux de votre grand-mère que sur le devant.
Je me levai et me dirigeai vers la porte.
— Je vais y réfléchir, lui dis-je.
II se leva lui aussi d’un bond et me fourra des brochures dans la main.
— Je suis sûr que nous trouverons une solution, me dit-il. Je pourrais vous faire faire une bonne affaire sur une concession…
Je tombai sur ma grand-mère dans le hall d’entrée.
— De quelle concession parle-t-il ? me demanda-t-elle. On en a déjà une. Très bien placée. Tout près du robinet d’eau. Toute la famille y est enterrée. Bon, quand on a voulu y mettre ta tante Marion, il a fallu faire descendre ton oncle Fred d’un étage et la mettre sur lui parce qu’il ne restait plus beaucoup de place. Je finirai sans doute allongée sur ton grand-père. Mais c’est toujours comme ça, non ? On ne peut pas avoir de vie privée quand on est mort.
Du coin de l’œil, j’aperçus Sokolowsky qui jaugeait ma grand-mère du seuil de son bureau.
Mamie Mazur le remarqua aussi.
— Regarde-moi ce Sokolowsky, me dit-elle. Il me dévore des yeux. Ça doit être ma nouvelle robe.
On enchaîna en allant chez Morel. Puis chez Dorfman et à la morgue Majestic. Au moment où nous reprenions la route en direction de la Maison du Sommeil Eternel, j’étais débordante de force cadavérique. Un parfum des fleurs fraîches avait imprégné mes vêtements et ma voix était restée coincée à un niveau de murmure funèbre.
Mamie Mazur s’était bien amusée chez Mosel mais avait commencé à faiblir vers la fin de la visite chez Dorfman et n’était même pas rentrée au Majestic, préférant m’attendre dans la Jeep pendant que je courais à l’intérieur pour me renseigner sur les tarifs des enterrements.
La Maison du Sommeil Éternel était le dernier salon funéraire de ma liste. Je coupai par le centre-ville, dépassai les édifices gouvernementaux et la bifurcation vers la Pennsylvanie. Il était plus de neuf heures et les rues du centre étaient envahies par les noctambules – prostituées, dealers, acheteurs et bandes d’ados.
Je tournai à droite dans Stark Street, plongeant instantanément dans un environnement désespérant de sinistres maisons attenantes en briquettes et de petits commerces. Les portes des bars de Stark Street étaient grandes ouvertes, dessinant des rectangles de lumière enfumée sur le ciment sombre des trottoirs. Des hommes traînaient devant ces bars, juste pour passer le temps, ou bien pour conclure des marchés, l’air de ne pas y toucher. Le temps s’était rafraîchi, et la plupart des habitants du quartier s’étaient réfugiés chez eux, abandonnant les vérandas aux plus démunis.
Mamie Mazur était assise sur le bord du siège, le nez collé au pare-brise.
— C’est donc ça, Stark Street, dit-elle. On m’a raconté que ce quartier est plein de filles de joie et de trafiquants de drogue. C’est sûr que j’aimerais bien en voir. J’ai vu quelques prostituées, une fois, à la télé, et figure-toi que c’étaient des hommes ! Il y en avait un qui portait des collants élastiques et il racontait qu’il devait scotcher son pénis entre ses cuisses pour qu’il ne se voie pas. Non, mais tu te rends compte ?
Je me garai en double file non loin du salon funéraire et examinai la Maison du Sommeil Eternel. C’était l’un des rares bâtiments de la rue à ne pas être couvert de graffiti. Sa façade blanche semblait avoir été ravalée de frais, et au-dessus de l’entrée, une enseigne jetait un large arc de lumière. Un petit groupe d’hommes en costume se tenaient sous cet éclairage, bavardant en fumant. La porte s’ouvrit et deux femmes, en habits du dimanche, sortirent de l’établissement, rejoignirent deux des hommes et ils montèrent dans une voiture. Ils partirent et les hommes restant entrèrent dans le salon funéraire, laissant la rue déserte derrière eux.
Je fonçai pour prendre la place qui venait de se libérer et me répétai mentalement la raison officielle de ma visite. J’étais venue pour voir Fred Wilson, dit « Poupougne », décédé à l’âge de soixante-huit ans. Si on me posait des questions, je dirais qu’il était un ami de mon grand-père.
Flanquée de mamie Mazur, j’entrai d’un pas tranquille dans le salon funéraire et évaluai le lieu. Petit. Trois salons d’exposition et une chapelle. Seul un salon utilisé. Éclairage tamisé. Mobilier bon marché mais de bon goût.
Mamie fit claquer son dentier et surveilla du coin de l’œil la foule de gens qui se déversait du salon d’exposition.
— Ça ne va pas marcher, dit-elle. On n’est pas de la bonne couleur. On va avoir l’air de vilains petits canards.
Je pensais à peu près la même chose. J’avais espéré un mélange des races. Cette partie de Stark Street était plutôt un melting-pot, le dénominateur commun étant plus la malchance que la couleur de la peau.
— Qu’est-ce qu’on fiche ici, de toute façon, à faire la tournée des salons funéraires ? demanda ma grand-mère. Je parie que tu recherches quelqu’un. Encore une de tes chasses à l’homme ?
— Plus ou moins. Je ne peux pas entrer dans les détails.
— Ne t’inquiète pas de moi. Je suis muette comme une tombe.
J’entraperçus le cercueil de Poupougne et, même à distance, je pouvais voir que sa famille n’avait pas regardé à la dépense. Je savais que je devais pousser mes recherches plus avant, mais j’en avais ma claque de faire ma pseudo-étude de marché des tarifs funéraires.
— J’en ai assez vu, dis-je à ma grand-mère. On rentre.
— Je suis d’accord. Il me tarde de me déchausser. Ces chasses à l’homme, ça vous file de ces ampoules !
On sortit sans tarder par la porte principale et on s’arrêta, plissant des yeux, sous la lumière qui nous venait d’au-dessus de nos têtes.
— C’est marrant, dit ma grand-mère. J’aurais juré qu’on s’était garé ici.
Je poussai un gros soupir.
— On s’était garé ici.
— Mais la voiture n’est plus là.
Aussi sûr que deux et deux font quatre. Ma voiture avait disparu. Envolée. Volatilisée. Je sortis mon téléphone portable de mon sac et appelai Morelli. Pas de réponse chez lui. J’essayai son numéro de voiture.
Après quelques grésillements, j’entendis sa voix.
— C’est Stéphanie. Je suis à la Maison du Sommeil Eternel dans Stark Street et on vient de me voler ma bagnole.
Il ne répondit pas tout de suite, mais je crus bien entendre un rire étouffé.
— Tu as signalé le vol ? finit-il par me demander.
— Oui, à toi.
— Tu me flattes.
— Ma grand-mère est avec moi et elle a hyper mal aux pieds.
— Message reçu, cinq sur cinq.
Je laissai choir mon téléphone dans mon sac.
— Il arrive, dis-je à ma grand-mère.
— Comme c’est gentil à lui de venir nous chercher.
Au risque de paraître cynique, je soupçonnais Morelli de s’être posté dans le parking de chez moi à attendre que je rentre pour que je lui raconte tout ce que j’aurais appris sur Perry Sandeman.
Mamie Mazur et moi nous réfugiâmes près de la porte, faisant le guet au cas où ma voiture nous passerait sous le nez. Ce fut une surveillance vaine et fastidieuse, et ma grand-mère paraissait déçue de ne pas avoir été sollicitée par des revendeurs de drogue ou des proxénètes en quête de chair fraîche.