— Je ne comprends pas pourquoi on fait toutes ces histoires à propos de cette rue, dit-elle. La nuit est calme et on n’a été témoin d’aucune agression. Stark Street n’est pas aussi épatant qu’on le raconte !
— Un abruti a piqué ma bagnole !
— Oui, c’est vrai. Disons que la soirée n’a pas été un fiasco total. Même si je n’ai rien vu. C’est décevant quand on ne voit pas la chose arriver.
La camionnette de Morelli tourna au coin et remonta la rue. Il se gara en double file, mit ses feux de détresse, et vint vers nous d’un pas nonchalant.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— La Jeep était garée, portes bloquées, dans cet espace vide, là. Nous sommes restées dans le salon funéraire moins de dix minutes. Quand nous sommes sorties, elle avait disparu.
— Des témoins ?
— Pas que je sache. Je n’ai pas sondé le quartier.
S’il y avait une chose que j’avais apprise durant ma courte carrière de chasseuse de primes, c’était que personne ne voyait jamais rien dans Stark Street. Y poser des questions était le type même de l’exercice inutile.
— J’ai demandé au poste d’alerter toutes les patrouilles dès que j’ai eu ton coup de fil, dit Morelli. Il faudra que tu passes au commissariat demain pour porter plainte.
— Tu crois qu’il y a une chance que je récupère ma voiture ?
— Il y a toujours une chance.
— Ça me rappelle une émission de télé sur les vols de voitures, dit mamie Mazur. Ils montraient des désosseurs de voitures volées. Je te parie que ta Jeep est en pièces détachées à l’heure qu’il est, qu’il n’en reste plus une tache d’huile sur le sol d’un garage.
Morelli ouvrit la portière passager de sa camionnette et hissa ma grand-mère sur le siège. Je pris place à côté d’elle en m’intimant de penser positif. Toutes les voitures volées ne finissent pas forcément en pièces détachées, non ? La mienne était si mignonne qu’il se trouverait bien quelqu’un qui ne pourrait pas résister à aller faire une petite virée. Pense positif, Stéphanie, pense positif.
Morelli exécuta un demi-tour et reprit le chemin du Bourg. On passa en coup de vent chez mes parents, juste le temps de déposer mamie Mazur dans son rocking-chair et de montrer à ma mère qu’il ne nous était rien arrivé d’affreux dans Stark Street… outre le fait que je me sois fait piquer ma voiture.
En sortant, ma mère me tendit le traditionnel sachet de nourriture.
— Un petit quelque chose pour casser la croûte, dit-elle. Un peu de gâteau aux épices.
— Miam miam, j’adore ça, me dit Morelli, une fois que nous fûmes réinstallés dans sa camionnette, en route pour chez moi.
— Laisse tomber. Tu n’en auras pas.
— Bien sûr que si, dit-il. Je me suis décarcassé pour t’aider ce soir. Le moins que tu puisses faire, c’est m’offrir une part de gâteau.
— Tu t’en fiches du gâteau, lui dis-je. Tout ce que tu veux, c’est monter chez moi et savoir si j’ai réussi à faire parler Perry Sandeman.
— Pas seulement.
— Sandeman n’était pas d’humeur bavarde.
Morelli s’arrêta à un feu.
— Tu as appris quelque chose ?
— Qu’il déteste les flics. Qu’il me déteste. Que je le déteste. Qu’il habite dans un immeuble sans ascenseur de Morton Street, et qu’il est un ivrogne patenté.
— Comment tu sais ça ?
— Je me suis rendue à son domicile et j’ai papoté avec un de ses voisins.
Morelli me lança un regard de côté.
— Gonflé, dit-il.
— Non, ce n’est rien, fis-je, m’efforçant de ramener la couverture à moi. Ça fait partie du boulot.
— J’espère que tu as eu le bon sens de ne pas donner ton nom. Sandeman ne sera pas très content de savoir que tu as fureté autour de sa tanière.
— Il me semble me souvenir que j’ai laissé ma carte, dis-je.
Inutile de préciser que je m’étais fait surprendre sur l’escalier de secours. Pas la peine de l’enquiquiner avec des détails superflus.
Morelli me regarda d’un air « bon-sang-t’es-conne-ou-quoi ».
— J’ai entendu dire qu’ils recherchaient des étalagistes chez Macy’s.
— Ne recommence pas avec ça. Donc, j’ai fait une erreur.
— Ta carrière en est jonchée, trésor.
— C’est mon style. Et je ne suis pas ton trésor.
Il y a des gens qui apprennent en lisant des livres, d’autres en écoutant les conseils d’autrui, et d’autres en tirant les leçons de leurs expériences. J’appartiens à la dernière catégorie. Alors, je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même. Au moins, je ne commets pas deux fois la même erreur… à l’exception, peut-être, de celle de revoir Morelli qui a la manie de bousiller ma vie à intervalles réguliers. Et j’ai celle de le laisser faire.
— La chance t’a souri pendant ta tournée des salons funéraires ?
— Non.
Il coupa le moteur et se pencha vers moi.
— Tu sens bon les œillets.
— Fais attention, tu vas écraser le gâteau.
Il baissa les yeux vers le sac.
— C’est un gros gâteau, dit-il.
— Hum, hum.
— Si tu le manges tout entier, attention tes hanches.
Je poussai un gros soupir.
— Bon, d’accord, je vais t’en donner un morceau. Mais n’essaie pas de me faire une entourloupe.
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Tu le sais très bien !
Morelli sourit de toutes ses dents.
J’envisageai de prendre un air de dignité offensée, mais je me dis que c’était un peu tard et que, de toute façon, ce n’était pas dans mes cordes, aussi me contentai-je de pousser un soupir exaspéré avant de m’extirper de la camionnette. Je m’éloignai, Morelli sur les talons. On prit l’ascenseur en silence jusqu’à mon étage et là, on s’arrêta net à la vue de la porte de mon appartement légèrement entrouverte. Des marques étaient visibles là où quelqu’un avait glissé un outil, une gouge peut-être, entre le montant et le battant de la porte et s’en était servi pour la forcer.
J’entendis Morelli dégainer son revolver et je lançai un coup d’œil dans sa direction. Il me fit signe de me pousser sur le côté, les yeux rivés sur ma porte.
Je sortis le .38 de mon sac et lui passai devant, jouant les gros bras.
— C’est chez moi, c’est mon problème, lui soufflai-je, pas spécialement désireuse de me poser en héroïne, mais ne voulant pas lui céder le contrôle de la situation.
Morelli me tira par le bas de mon blouson.
— Ne fais pas l’idiote.
Mr. Wolesky ouvrit sa porte, un sac-poubelle à la main, au moment où on se chamaillait.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Vous voulez que j’appelle les flics ?
— Je suis flic, lui dit Morelli.
Mr. Wolesky le considéra longuement puis se tourna vers moi.
— S’il vous cherche des noises, appelez-moi. Je vais juste au bout du couloir jeter la poubelle.
Morelli le suivit des yeux.
— J’ai comme l’impression que je ne lui inspire pas confiance.
Physionomiste, ce Mr. Wolesky. Morelli et moi jetâmes prudemment un coup d’œil dans mon appartement, nous faufilant dans l’entrée, hanches collées tels deux Siamois. Aucun intrus dans la cuisine ni dans le salon. On se précipita dans la chambre et dans la salle de bains. On regarda dans les penderies. Sous le lit. Sur l’escalier de secours. Personne.
— C’est bon, fit Morelli. Inspecte les dégâts et vérifie qu’on ne t’a rien volé. Je vais essayer de réparer la porte d’entrée.
A vue d’œil, les dégâts consistaient exclusivement en des slogans tagués sur les murs ayant à voir avec les organes génitaux féminins et des suggestions anatomiquement invraisemblables. Rien ne manquait dans mon coffret à bijoux. Un peu insultant étant donné que j’avais une très jolie paire de zircons cubiques qui, estimais-je, ressemblaient comme deux gouttes d’eau à des diamants. Bah, vu le niveau du type. Il ne savait même pas écrire correctement le mot « chatte ».