— La porte ne veut pas rester fermée, mais j’ai pu mettre la chaîne de sécurité, me cria Morelli de l’entrée.
Je l’entendis se diriger vers le salon et s’arrêter. Puis, plus rien.
— Joe ?
— Hmm ?
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je regarde ton chat.
— Je n’ai PAS de chat.
— Qu’est-ce que tu as alors ?
— Un hamster.
— T’en es sûre ?
Une vague de panique me submergea. Rex ! Je fonçai hors de la chambre vers le salon où l’aquarium en verre de Rexy était posé sur une petite table en bout de canapé. Je m’arrêtai net au milieu de la pièce, portant une main à ma bouche à la vue d’un énorme matou noir squattant la cage de mon hamster dont le couvercle grillagé était maintenu fermé par du gros scotch.
Mon cœur battait avec une netteté lancinante et une boule se forma dans ma gorge. C’était le chat de Mrs. Delgado. Il était accroupi, les yeux mi-clos, aussi furibard qu’un chat pouvait l’être, l’air repu. Et Rex n’était pas en vue.
— Merde, fit Morelli.
J’émis un son qui tenait du gazouillis, du sanglot étouffé et me mordis le poing pour m’empêcher de hurler.
Morelli me passa un bras autour des épaules.
— Je t’achèterai un autre hamster, me dit-il. Je connais un gars qui tient une animalerie. Il ne doit pas être couché. Je le forcerai à rouvrir sa boutique…
— Je ne veux pas d’-d’-d’autre hamster, criai-je. Je veux Rex. Je l’aimais.
Morelli resserra son étreinte.
— Calme-toi, trésor. Il aura eu une belle vie. Il était assez vieux en plus. Il avait quel âge ?
— Deux ans.
— Hmm.
Le chat se tortilla dans sa cage et poussa un miaulement guttural.
— C’est le chat de la voisine du dessus, dis-je. Il passe sa vie sur l’escalier de secours.
Morelli alla chercher une paire de ciseaux à la cuisine. Il coupa le gros scotch et souleva le couvercle. Le chat bondit au-dehors et fonça vers la chambre. Morelli le suivit, ouvrit la fenêtre et le chat prit la poudre d’escampette.
J’inspectai la cage, mais ne vis aucun reste de hamster. Pas de poils. Pas de petits os. Pas de quenottes jaunâtres. Rien.
Morelli regarda aussi.
— Du travail soigné, dit-il.
Ce qui provoqua un nouveau sanglot de ma part.
On resta accroupis devant la cage une petite minute, fixant bêtement les copeaux de sapin et la boîte de conserve de Rex.
— À quoi sert cette boîte de soupe ? voulut savoir Morelli.
— C’était sa chambre.
Morelli tapota sur la boîte. Rex en sortit en trombe.
Je faillis m’évanouir de bonheur, à mi-chemin entre le rire et les larmes, trop émue pour dire quoi que ce soit.
Rex était manifestement dans le même état de surcharge émotionnelle. Il galopait d’un bout à l’autre de sa cage, moustaches frémissantes, ses yeux noirs en boutons de bottine lui sortant de la tête.
— Le pauvre, dis-je, plongeant la main dans l’aquarium, attrapant Rex et le soulevant jusqu’à mon visage pour le voir de plus près.
— Tu devrais peut-être le laisser se détendre un petit peu, me dit Morelli. Il m’a l’air très remué.
Je lui caressai le dos.
— Tu entends ça, Rex ? Tu serais… remué ?
Pour toute réponse, il me planta ses canines dans le bout de mon pouce. Je poussai un cri strident et retirai vivement ma main, lançant Rex en l’air comme un Frisbee. Il vola jusqu’au centre de la pièce, atterrit avec un bruit mou, resta assommé pendant cinq secondes, puis galopa derrière une étagère.
Morelli regarda les marques des deux canines dans la chair de mon pouce, puis se tourna vers l’étagère.
— Tu veux que je le descende ? me demanda-t-il.
— Non. Je veux que tu ailles à la cuisine, que tu prennes la grosse passoire et que tu attrapes Rex pendant que je vais me désinfecter et me mettre un pansement.
Quand je ressortis de la salle de bains quelques minutes plus tard, je retrouvai Rex aplati par terre aussi immobile qu’une pierre sous la passoire et Morelli attablé au salon en train de dévorer le gâteau.
Il m’en avait coupé une part et avait servi deux verres de lait.
— Je pense que nous pouvons subodorer l’identité de notre malfaiteur sans trop de risques de nous tromper, dit-il, jetant un regard en direction de ma carte de visite empalée au bout de mon couteau à viande lui-même planté au beau milieu de ma table carrée.
— Original comme chemin de table, fit-il remarquer. Tu disais que tu avais laissé ta carte à un voisin de Sandeman ?
— Ça m’a paru une bonne idée sur le moment.
Morelli finit son verre de lait, sa part de gâteau, et se carra dans sa chaise.
— Tu donnerais quelle note à ta trouille en voyant ça ? me demanda-t-il.
— Dans les six sur dix.
— Tu veux que je reste jusqu’à ce que tu aies fait réparer ta porte ?
Je m’accordai une minute de réflexion. J’avais déjà connu des cas de figure plus inquiétants par le passé, et je savais que ce n’était pas drôle du tout de rester seule avec sa peur. Le problème était que je me refusais à l’admettre devant Morelli.
— Tu crois qu’il va revenir ? lui dis-je.
— Pas cette nuit. Et sans doute jamais si tu ne le provoques plus.
Je hochai la tête.
— Ça va aller. Mais merci de ton aide.
Il se leva.
— Tu as mon numéro au cas où.
Je me gardai bien de saisir cette perche.
Il considéra Rex.
— Tu as besoin d’un coup de main pour réinstaller Dracula ?
Je m’agenouillai, soulevai la passoire, pris Rex dans le creux de la main et le remis doucement dans sa cage.
— Il ne mord jamais d’habitude, dis-je. Il était juste… excité.
Morelli me caressa le menton.
— Ça m’arrive à moi aussi de temps en temps, dit-il.
Je remis la chaîne de sécurité en place après le départ de Morelli et me confectionnai un système d’alarme de fortune en empilant des verres contre la porte. Si on l’ouvrait, la pyramide s’écroulerait et le fracas des verres se brisant sur le lino me réveillerait. Sans compter le double avantage que si l’intrus était pieds nus, il se couperait sur les bouts de verre. Évidemment, il y avait peu de chances que ce soit le cas puisqu’on était en novembre et que la température avoisinait les cinq degrés.
Je me brossai les dents, enfilai mon pyjama, posai mon revolver sur ma table de chevet et me glissai au lit en m’efforçant de ne pas penser aux graffiti sur mon mur. Première chose à faire demain matin : demander au gardien de réparer ma porte et, pendant que j’y étais, lui chiper un peu de peinture.
Je restai éveillée un long moment, incapable de trouver le sommeil. J’avais les muscles tendus et le cerveau en ébullition. Je n’en avais pas parlé à Morelli, mais je doutais que ce soit Sandeman qui ait vandalisé mon appartement. Un des messages écrits sur le mur parlait de complot et un K en lettre argentée avait été collé au-dessous. J’aurais sans doute mieux fait de le montrer à Morelli, de même que la lettre anonyme signée du même K me conseillant de prendre des vacances. Je ne savais pas trop pourquoi je n’avais rien dit. Je soupçonnais que la raison en était enfantine, dans le genre… puisque tu ne veux pas me dire ton secret, eh ben, je ne te dirai pas le mien. Na, na, na !