Mes pensées tourbillonnaient dans l’obscurité. Je me demandais pourquoi Moogey avait été tué, pourquoi Kenny demeurait introuvable, et si j’avais des caries.
Je m’éveillai en sursaut et me redressai dans mon lit. Le soleil filtrait à travers l’interstice de mes doubles rideaux, et mon cœur battait à grands coups. J’entendais un vague grattement. Mes idées s’éclaircirent peu à peu, et je me rendis compte que le bruit qui m’avait réveillée si brusquement était celui de verres se brisant par terre avec fracas.
6
Je me retrouvai debout, revolver en main, sans pouvoir décider ni quel parti ni quelle direction prendre. Appeler la police ? Sauter par la fenêtre ? Foncer tête baissée et tirer sur le saligaud qui avait forcé ma porte ? Heureusement, je n’eus pas à choisir car je reconnus la voix de celui qui poussa un juron dans l’entrée. Celle de Morelli.
Je regardai le réveil sur ma table de chevet. Huit heures. J’avais trop dormi. Ce sont des choses qui arrivent quand on ne ferme l’œil qu’à l’aube. Je me glissai dans mes Doc Martens et traînai des pieds jusqu’à l’entrée où des morceaux de verre étaient éparpillés sur un mètre carré. Morelli, qui avait réussi à ôter la chaîne, se tenait dans l’encadrement de la porte, contemplant le désastre.
Il me jaugea et arbora un air surpris.
— Tu as dormi avec ces chaussures aux pieds ?
Je le fusillai du regard et allai chercher un balai et une pelle à poussière à la cuisine. Je lui tendis le balai, laissai tomber la pelle sur le sol et, piétinant les morceaux de verre, je retournai dans ma chambre. Je troquai ma chemise de nuit en flanelle pour un pantalon de jogging et un sweat-shirt et faillis pousser un hurlement de terreur en voyant mon reflet dans le miroir ovale de ma coiffeuse. Pas maquillée, les yeux cernés, les cheveux en bataille. Je n’étais pas certaine que me coiffer ferait une grande différence, aussi je me vissai ma casquette Rangers sur le crâne.
Quand je retournai dans l’entrée, tous les morceaux de verre avaient disparu, et Morelli était dans la cuisine en train de faire du café.
— Jamais, tu frappes ? lui demandai-je.
— Je l’ai fait, mais tu n’as pas répondu.
— Tu aurais dû frapper plus fort.
— Et déranger Mr. Wolesky ?
Je plongeai tête la première dans le réfrigérateur, en sortis le restant de gâteau de la veille et le divisai en parts égales. Une pour lui, une pour moi. On les mangea debout au comptoir de la cuisine, attendant que le café ait passé.
— Tu ne t’en tires pas très bien sur ce coup, baby, me dit Morelli. Tu te fais voler ta bagnole, ton appart’ est vandalisé, et on a essayé de faire la peau à ton hamster. Peut-être que tu ferais mieux de laisser tomber ?
— Tu te fais du souci pour moi ?
— Ouais.
On dansouilla tous deux d’un pied sur l’autre à cette sortie.
— Marrant, ça, dis-je.
— À qui le dis-tu.
— Tu as eu du nouveau pour ma Jeep ?
— Non.
Il sortit des papiers pliés de la poche intérieure de sa veste.
— C’est la plainte pour vol, me dit-il. Lis-la, et signe.
Je la survolai, la paraphai et la rendis à Morelli.
— Merci de ton aide, lui dis-je.
Morelli fourra les papiers dans sa poche.
— Il faut que je retourne dans le centre, dit-il. Tu as des projets pour la journée ?
— Faire réparer ma porte.
— Tu comptes porter plainte pour effraction et vandalisme ?
— Je vais faire réparer tout ça et me dire que ce n’est jamais arrivé.
Morelli accusa le coup et regarda obstinément ses chaussures, ne faisant pas mine de partir.
— Quelque chose ne va pas ? lui demandai-je.
— Beaucoup de choses.
Il poussa un long soupir.
— Cette affaire sur laquelle je travaille, tu sais…
— La top secrète ?
— Oui.
— Si tu décides de m’en parler, je ne répéterai rien à personne, lui dis-je. Juré !
— Ouais, sauf à Mary Lou.
— Pourquoi irais-je en parler à Mary Lou ?
— Parce qu’elle est ta meilleure amie et que les femmes vont toujours tout raconter à leur meilleure amie.
Je me frappai le front.
— Réflexion stupide et sexiste !
— Tu vas me poursuivre en justice ?
— Bon, tu me racontes ou non ?
— Sous le sceau du secret.
— Bien entendu.
Morelli hésitait. En flic pris entre deux feux. Autre soupir.
— Si jamais ça se sait…
— Ça ne se saura pas !
— Il y a trois mois, un flic s’est fait descendre à Philadelphie. Il portait un gilet pare-balles, mais il a pris deux balles perforantes dans le thorax. L’une dans le poumon gauche ; l’autre en plein cœur.
— » Des tueuses de flics. »
— Exactement. Utilisation illégale. Il y a deux mois, il y a eu un mitraillage depuis une voiture à Newark, très efficace, où l’arme de choix était une « LAW » – une arme antichar légère. Fabrication militaire. A grandement contribué à diminuer le nombre de caïds de Sherman Street et a transformé le nouveau Ford Bronco du caïd Lionel Simms en poudre magique. L’examen de la balle a permis de déterminer qu’elle venait de Fort Braddock. Le Fort a fait faire un inventaire et a découvert qu’il manquait des munitions. Quand on a arrêté Kenny, on a interrogé le fichier électronique sur son revolver et devine ce qu’on a découvert ?
— Qu’il venait de Fort Braddock.
— Ouais.
Voilà un secret qui valait son pesant d’or. Qui rendait la vie bien plus intéressante.
— Qu’a dit Kenny à propos de cette arme volée ?
— Qu’il l’avait achetée dans la rue. Il a déclaré qu’il ne connaissait pas le nom du revendeur mais qu’il nous aiderait à l’identifier.
— Et puis il a disparu.
— C’est une opération interservices, me dit Morelli. La brigade criminelle veut que ça reste confidentiel.
— Pourquoi t’es-tu décidé à m’en parler ?
— Tu es dans cette galère. Il fallait que tu saches.
— Tu aurais pu me prévenir plus tôt.
— Au début, on avait l’impression d’avoir de bonnes pistes. J’espérais qu’on aurait arrêté Kenny assez vite pour ne pas avoir à te mêler à tout ça.
Mon cerveau tournait à plein régime, générant moult merveilleuses possibilités.
— Tu aurais pu le choper dans le parking pendant qu’il faisait crac-crac avec Julia, lui dis-je.
— En effet, dit-il.
— Mais cela ne t’aurait pas appris la seule chose que tu as envie de connaître.
— À savoir ?
— Je pense que tu voulais le suivre pour qu’il te mène jusqu’à sa planque. Je pense que Kenny n’est pas le seul individu que tu recherches. Je parie que tu recherches d’autres armes.
— Continue.
Je me sentais très fière de moi, m’efforçant de ne pas donner à mon sourire un air trop satisfait.
— Kenny travaillait à Braddock. Il en est parti il y a quatre mois et a commencé à vivre sur un grand pied. Il s’est acheté une voiture. Qu’il a payée cash. Là-dessus, il a loué un appartement relativement cher et l’a meublé. Il a renouvelé sa garde-robe.
— Et ?
— Et Moogey ne s’en tirait pas trop mal lui non plus, si l’on considère le fait qu’il vivait sur un salaire de pompiste. Il avait une bagnole hyperchère dans le garage de chez lui.
— Tu en conclus ?
— Que Kenny n’a pas acheté ce revolver dans la rue. Que Moogey et lui étaient impliqués dans le vol à Braddock. Que faisait Kenny à Braddock ? Où travaillait-il ?