— Non, sans blague ?
Ranger renversa sa tête en arrière et éclata de rire.
— De mieux en mieux ! fit-il. Kenny Mancuso tire sans le vouloir dans le genou de son meilleur pote, il est pris en flagrant délit par un flic qui, par le plus grand des hasards, s’arrête à la station-service pour faire le plein, et il se trouve que son revolver est une arme volée.
— Quoi de neuf, docteur ? fit Morelli. Tu sais quelque chose ?
— Nada, lui répondit Ranger. Kenny a révélé quelque chose ?
— Nada, fit Morelli.
La conversation s’interrompit le temps de pousser les couverts et les verres pour faire de la place pour les assiettes.
Ranger ne quittait pas Morelli des yeux.
— J’ai comme l’impression qu’il y a autre chose, dit-il.
Morelli choisit une côtelette et fit son imitation du lion du Serengeti.
— Les armes viennent de Braddock.
— Volées pendant que Kenny travaillait là-bas ?
— Y a des chances.
— Et je parie que le bon petit diable y avait accès ?
— Jusqu’à présent, tout ce qu’on a, ce sont des coïncidences, dit Morelli. Ce serait bien si on pouvait avoir des infos sur la distribution.
Ranger balaya la salle du regard puis reporta son attention sur Morelli.
— Tout a été calme ici, dit-il. Je peux me rancarder à Philadelphie.
Mon Alphapage sonna dans les profondeurs de mon sac. J’y plongeai tête la première, y farfouillai un moment pour finalement me décider à en sortir le contenu un à un – menottes, torche électrique, bombe lacrymo, boîtier paralysant, bombe de laque, brosse à cheveux, porte-monnaie, baladeur, couteau suisse, Alphapage.
Ranger et Morelli m’observaient avec une fascination morne.
Je jetai un coup d’œil à l’affichage numérique.
— Roberta, dis-je.
Morelli releva la tête de ses côtelettes.
— Tu es du genre à faire un pari ?
— Pas avec toi.
Une cabine téléphonique se trouvait dans l’étroit couloir qui menait aux toilettes. Je composai le numéro de Roberta et m’adossai au mur. Roberta décrocha au bout de plusieurs sonneries. J’espérais qu’elle avait retrouvé les cercueils, mais mes espoirs furent déçus. Elle avait vérifié tous les hangars et n’avait rien trouvé d’inhabituel, mais elle se souvenait avoir vu plusieurs fois une même camionnette aux alentours du numéro 16.
— C’était vers la fin du mois dernier, dit-elle. Je m’en souviens parce que je faisais les factures du mois et je l’ai vue faire deux ou trois allées et venues.
— Vous pourriez me la décrire ?
— Assez grosse, genre camionnette de déménagement. Pas un semi-remorque, non. Le genre qui peut contenir le mobilier d’un deux-pièces. Et ce n’était pas un véhicule de location. Il était blanc avec une raison sociale écrite sur la portière, mais il était trop loin du bureau pour que je puisse lire.
— Vous avez vu le chauffeur ?
— Non, désolée. Je n’y ai pas prêté attention. J’avais mes factures à faire.
Je la remerciai et on raccrocha. Difficile de dire si ce tuyau valait quelque chose. Il devait y avoir une bonne centaine de camionnettes à Trenton qui correspondaient à cette description.
Quand j’arrivai à la table, Morelli leva vers moi un regard interrogateur.
— Alors ? fit-il.
— Elle n’a rien trouvé, mais elle se souvient avoir vu une camionnette blanche avec une raison sociale en lettres noires sur la portière faire plusieurs allers-retours à la fin du mois dernier.
— Voilà qui limite nos recherches.
Ranger, qui avait sucé les os de ses côtelettes, jeta un coup d’œil à sa montre et repoussa sa chaise.
— J’ai un mec à voir, dit-il.
Morelli et lui se livrèrent à quelques frappements de mains rituels, et Ranger partit.
Morelli et moi mangeâmes en silence pendant un moment. Manger était l’une des rares activités physiques que nous partagions avec décontraction. Une fois avalé le dernier haricot vert, nous poussâmes à l’unisson un soupir de satisfaction et, d’un signe, demandâmes l’addition.
Même si Big Jim ne pratiquait pas les tarifs d’un restaurant cinq étoiles, il ne me resta plus grand-chose dans mon porte-monnaie une fois que j’eus payé mon écot. C’était le moment d’aller voir si Connie n’avait pas des arrestations faciles à me proposer.
Morelli s’était garé dans la rue. J’avais préféré laisser le mastodonte dans un parking public un peu plus bas. Nous sortîmes du restaurant. Morelli partit de son côté et moi du mien en me disant qu’après tout, une voiture en valait bien une autre. Qu’est-ce que ça pouvait faire que des gens me voient au volant d’une Buick 1953 ? C’était un moyen de transport comme un autre, non ? Mais oui ! C’était d’ailleurs la raison pour laquelle je m’étais garée à cinq cents mètres de là dans un parking souterrain.
Je regagnai la voiture et pilotai le long de Hamilton Avenue, passai devant la station-service de Delio et devant chez Perry Sandeman, et repérai une place juste devant l’agence de cautionnement. Plissant les yeux, je jaugeai le capot bleu ciel en me demandant où finissait ce paquebot. J’avançai au pas, montai sur le trottoir et touchai le parcmètre. Je me dis que j’étais assez près, coupai le contact, descendis de voiture et verrouillai la portière.
Connie était assise à son bureau, la mine encore plus renfrognée que d’habitude. Elle fronçait ses sourcils noirs et fournis d’un air menaçant, et sa bouche ne formait plus qu’une fine balafre peinte en rouge sang. Des dossiers à classer étaient empilés sur les meubles de rangement, et son bureau était un fatras de feuilles volantes et de tasses à café vides.
— Alors, lançai-je, comment va ?
— Évite de me poser cette question.
— Personne n’a encore été embauché ?
— Elle commence demain. En attendant, je ne peux rien trouver de ce que je cherche parce que c’est le foutoir !
— Tu devrais demander à Vinnie de t’aider.
— Il n’est pas là. Il est parti en Caroline du Nord avec Mo Barnes pour coincer un Défaut de Comparution.
Je pris une pile de chemises et commençai à les classer par ordre alphabétique.
— Je suis provisoirement dans l’impasse avec Kenny Mancuso. Rien de nouveau qui te semblerait une prise facile ?
Elle me tendit plusieurs fiches agrafées les unes aux autres.
— Eugène Petras ne s’est pas présenté au tribunal hier. Sans doute chez lui, rond comme une barrique à ne pas savoir quel jour nous sommes.
Je parcourus son dossier. Eugène Petras était domicilié dans le Bourg. Il était poursuivi pour violence conjugale.
— Je devrais le connaître ?
— Tu connais peut-être sa femme, Kitty. Son nom de jeune fille, c’était Lukach. Elle doit avoir deux ou trois ans de moins que toi.
— C’est la première fois qu’il se fait arrêter ?
— Non. Il a un lourd passé. C’est un abruti de première. Chaque fois qu’il a un verre dans le nez, il tabasse sa femme. Parfois, il va trop loin et elle est hospitalisée. Parfois, elle porte plainte, mais elle finit toujours par la retirer. La peur, je suppose.
— Charmant. Sa caution s’élève à combien ?
— Deux mille dollars. La violence conjugale n’est pas très cotée à la bourse des délits…
Je me mis le dossier sous le bras.
— À plus tard, dis-je.
Kitty et Eugène habitaient dans une maison étroite qui faisait l’angle de Baker Street et de Rose Street, juste en face de l’ancienne fabrique de boutons Milped. L’entrée, de plain-pied avec la rue, ne bénéficiait ni d’un jardinet ni d’un porche. La façade en bardeaux était recouverte d’un crépi lie de vin, et les encadrements de fenêtres peints en blanc. Les doubles rideaux de la pièce sur rue étaient tirés. Pas de lumière aux fenêtres du premier.