Ma bombe lacrymo était à portée de main dans la poche de mon blouson, et mes menottes et mon boîtier paralysant dans celles de mon Levi’s. Je frappai à la porte, et entendis une cavalcade à l’intérieur. Je frappai de nouveau, et cette fois une voix masculine beugla des paroles incompréhensibles. Puis j’entendis d’autres bruits de pas, traînants cette fois, et la porte s’ouvrit.
Une jeune femme me dévisagea de derrière une chaîne de sécurité.
— Oui ? fit-elle.
— Kitty Petras ?
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je voudrais voir votre mari. Il est là ?
— Non.
— C’est curieux, je viens pourtant d’entendre une voix d’homme. J’ai bien cru reconnaître celle d’Eugène.
Kitty Petras était mince comme un fil, avec de grands yeux marron qui lui mangeaient le visage. Elle n’était pas maquillée. Ses cheveux châtains étaient coiffés en queue de cheval. Elle n’était pas jolie, mais pas dénuée de charme. En gros, elle était banale. Elle avait ces traits passe-partout que les femmes battues acquièrent d’année en année à force de vouloir se faire petites.
Elle me lança un regard las.
— Vous connaissez Eugène ?
— Je travaille pour son agence de cautionnement. Eugène ne s’est pas présenté au tribunal hier, et nous aimerions le reconvoquer.
Pas vraiment un mensonge ; plutôt une demi-vérité. Il lui serait signifié une autre date d’audience… jusqu’à laquelle il resterait enfermé dans une cellule miteuse et malodorante.
— Je ne sais pas…
Eugène apparut dans mon champ visuel délimité par l’entrebâillement de la porte.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Kitty fit un pas de côté.
— Cette dame voudrait te reconvoquer au tribunal.
Eugène avança le visage. Tout en nez, menton, yeux porcins injectés de sang, et haleine cent degrés d’alcool.
— Quoi ?
Je lui répétai mon laïus au sujet de la nécessité de convenir d’une date pour une nouvelle audience, et me poussai de côté de façon qu’il soit obligé d’ouvrir davantage la porte s’il voulait me voir.
Le coulisseau de la chaîne se libéra et s’en alla cogner contre le montant de la porte.
— Vous me faites marcher, c’est ça ?
Je me glissai dans l’entrebâillement de la porte, ajustai mon sac à mon épaule et mentit effrontément.
— Cela ne vous prendra que quelques minutes. Il s’agit simplement de faire un saut au poste de police pour convenir d’une nouvelle date.
— Ah ouais. Ben, tu veux savoir ce que j’en dis ?
Il me tourna le dos, baissa son pantalon aux chevilles et se pencha en avant.
— Tu peux toujours compter les poils de mon cul !
Il était tourné dans le mauvais sens pour que je lui mette du gaz lacrymogène dans le nez, aussi je plongeai une main dans la poche de mon Levi’s et en sortis le boîtier paralysant. Je ne m’en étais jamais servi, mais ça ne me paraissait pas très compliqué. J’appuyai fermement ce gadget dans le gras de la fesse d’Eugène et pressai sur la détente. Eugène poussa un cri bref et perçant et s’écroula par terre tel un sac de farine.
— Oh, mon Dieu ! s’écria Kitty. Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
Je considérai Eugène qui gisait, inerte, le regard vitreux, cul nu. Il respirait avec un peu de difficulté, mais je me dis que c’était normal chez quelqu’un qui venait de prendre assez de jus pour éclairer une petite pièce. Il avait le teint ni plus ni moins blafard que tout à l’heure.
— Boîtier paralysant, dis-je. Si l’on en croit la notice, il ne laisse aucune séquelle.
— Quel dommage. Moi qui espérais que vous l’aviez tué.
— Et si vous lui remontiez son pantalon ? suggérai-je à Kitty.
Le monde était suffisamment hideux sans que je doive en plus admirer les bijoux de famille d’Eugène.
Une fois qu’elle l’eut reculotté, je le titillai du bout de ma chaussure et obtins une réaction minimale.
— Je pense qu’il vaut mieux qu’on le porte jusqu’à ma voiture avant qu’il ne se réveille.
— Comment on va faire ? demanda Kitty.
— J’ai bien peur qu’on doive le tirer.
— Pas question. Je ne veux pas me mêler de ça. Bon Dieu, ce serait terrible. Il me ferait voir les trente-six chandelles si jamais je faisais ça.
— Il ne pourra pas vous battre s’il est en prison.
— Non, mais quand il sortira.
— Si vous êtes encore là.
Eugène remua mollement les lèvres, et Kitty cria.
— Il va se relever ! Faites quelque chose, il va se relever !
Je n’avais pas vraiment envie de lui refiler un supplément de volts. Je me disais que ça la ficherait mal si je le traînais au poste les cheveux en tire-bouchons. Aussi je le saisis par les chevilles et le fis glisser vers la porte.
Kitty courut au premier et, aux bruits de tiroirs ouverts à toute volée, je conclus qu’elle faisait ses paquets.
Je réussis à sortir Eugène de la maison et à le traîner sur le trottoir jusqu’à la Buick. Mais, sans aide, il m’était impossible de le charger dans la voiture.
J’aperçus Kitty qui rassemblait des valises et des sacs de voyage dans la pièce de devant.
— Kitty ! lui criai-je. J’ai besoin d’un coup de main !
Elle regarda par la porte ouverte.
— Quel est le problème ?
— Je n’arriverai pas à le hisser dans la voiture.
Elle se mordilla la lèvre inférieure.
— Il est conscient ? demanda-t-elle.
— Il y a conscient et conscient. Lui, il ne le serait plutôt pas trop.
Elle fit un petit pas en avant.
— Il a les yeux ouverts.
— Peut-être, mais révulsés. Je ne pense pas qu’il y voie grand-chose.
Pour toute réponse, les jambes d’Eugène se mirent à tressauter.
On le prit chacune sous un bras et on le souleva à hauteur d’épaules.
— Ç’aurait été plus facile si vous vous étiez garée plus près, me dit Kitty, tout essoufflée. Vous êtes à mi-hauteur de la rue.
Je repris mon équilibre sous notre fardeau.
— Je ne peux me garer sur le trottoir que s’il y a un parcmètre qui me serve de repère.
On unit nos efforts pour le soulever et on plaqua contre l’arrière de la voiture le pantin désarticulé qu’était Eugène. On le flanqua sur la banquette arrière et je le menottai à la barre du dosseret, où il resta accroché comme un punching-ball.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demandai-je à Kitty. Vous savez où aller ?
— Chez une amie dans le Nouveau-Brunswick. Elle pourra m’héberger quelque temps.
— N’oubliez pas de signaler votre nouvelle adresse au tribunal.
Elle fit oui de la tête et courut jusque chez elle. Je sautai au volant et me faufilai à travers le Bourg jusqu’à Hamilton Avenue. La tête d’Eugène bringuebalait au gré des virages, mais à part cela, le trajet jusqu’au poste de police se passa sans incident notable.
Je roulai jusqu’à l’arrière du bâtiment, descendis de la Buick, pressai sur le bouton d’appel sur la porte coupe-feu qui donnait sur l’accueil et me reculai pour faire un signe de la main à la caméra de surveillance.
La porte s’ouvrit instantanément et Crazy Cari Costanza passa sa tête qu’il tourna vers moi.
— C’est pour quoi ? fit-il.
— Une livraison de pizza.
— Mentir à un flic est un délit.
— Aide-moi à faire sortir ce type de ma voiture.
Cari se balança sur ses talons et sourit.
— Quoi ? Ça, c’est ta voiture ?