Je me rembrunis.
— Elle te donne des idées ? lui fis-je.
— Bon Dieu non. Je suis politiquement correct, moi. Je ne délire pas sur les femmes qui ont des gros cylindres.
— Elle m’a électrocuté, geignit Eugène. Je veux parler à mon avocat.
Cari et moi échangeâmes un regard.
— C’est dingue ce que l’alcool peut faire comme ravages, dis-je, démenottant Eugène. Il peut faire dire les pires âneries.
— Tu ne l’as pas vraiment électrocuté, hein ?
— Bien sûr que non !
— Tu lui as brouillé ses neurones ?
— Je lui ai buzzé les fesses.
Le temps que j’obtienne mon reçu, il était plus de six heures. Trop tard pour passer se faire payer à l’agence. Je me baguenaudai un moment dans le parking, regardant à travers le grillage l’assortiment composite de petits commerces sur le trottoir d’en face. L’église du Tabernacle, une modiste, un dépôt-vente, une épicerie au coin. Je n’y avais jamais vu aucun client et je me demandais comment ces commerçants faisaient pour survivre. Je supposai que c’était précaire, même si, apparemment, les boutiques tenaient le coup. Leurs devantures ne changeaient jamais. Vous me direz, le bois fossilisé non plus.
Craignant que mon taux de cholestérol n’ait chuté durant la journée, je décidai de faire un saut chez Popeye. Je lui achetai une part de poulet frit et une salade de chou rouge à emporter, et d’un coup de voiture, je nous trimbalai, mon petit plat et moi, jusqu’à Paterson Street où je me garai en face de chez Julia Cenetta. Je me disais que je serais aussi bien là qu’ailleurs pour manger et que, qui pouvait savoir, j’aurais peut-être la chance que Kenny passe par là.
Je finis le poulet, mangeai un peu de chou rouge, éclusai un soda et me dis que je ne pouvais pas rêver mieux. Pas de Spiro, pas de vaisselle à faire, le pied !
La lumière brûlait chez Julia, mais les doubles rideaux étaient tirés. Je ne pouvais donc pas aller zieuter au carreau. Il y avait deux voitures dans l’allée. Je reconnus celle de Julia, et je supposai que l’autre devait appartenir à sa mère.
Une voiture dernier modèle se gara le long du trottoir. Un type blond et baraqué en descendit et alla à la porte de la maison. Julia lui ouvrit, en jean et veste. Elle cria quelque chose par-dessus son épaule à quelqu’un derrière elle et sortit. Le blond et Julia s’embrassèrent dans la voiture pendant quelques minutes. Puis le blond mit le contact et les deux tourtereaux s’éloignèrent. Je repasserais pour Kenny.
Je partis pleins gaz pour Vic’s Video où je louai la cassette de S.O.S. Fantômes, mon film-culte et ma source d’inspiration préférée. J’en profitai pour faire une provision de pop-corn, des Fingers, un paquet de petits pots de beurre de cacahuètes, une boîte de chocolat instantané et des guimauves. Et après on dira que je ne sais pas m’éclater !
Je rentrai et vis que le voyant rouge de mon répondeur clignotait.
Spiro me demandait si j’avais du nouveau sur ses cercueils et si j’acceptais de dîner avec lui le lendemain soir après l’exposition de la dépouille de Kingsmith. La réponse à ces deux questions était un NON retentissant ! Je repoussai le moment de le lui dire de vive voix, car le son de la sienne sur mon répondeur me donnait déjà des aigreurs d’estomac.
L’autre message était de Ranger.
« Rappelle-moi. »
J’essayai de le joindre chez lui. Pas de réponse. Je tentai sa voiture.
— Ouais ? fit Ranger.
— C’est Stéphanie. Que se passe-t-il ?
— Je t’invite à une soirée. Je te conseille de t’habiller.
— Tu veux dire talons hauts et bas résilles ?
— Non, je veux dire .38 Smith & Wesson.
— Je te retrouve où ?
— Dans la petite rue à l’angle de West Lincoln et de Jackson Street.
Jackson Street, longue de trois kilomètres, passait devant des entrepôts de ferrailleurs, la fabrique de tuyaux abandonnée Jackson Pipe, et un assortiment inégal de bars et d’immeubles de rapport. Le quartier était tellement miteux que même les taggeurs le jugeaient indigne de leur art. Rares étaient les voitures qui s’aventuraient au-delà de l’ancienne fabrique de tuyaux. Des lampadaires avaient été cassés par balles et jamais réparés ; les incendies, qui étaient monnaie courante, laissaient de plus en plus d’immeubles carbonisés et murés ; divers accessoires du kit du parfait drogué jonchaient les caniveaux déjà garnis d’ordures.
Avec précaution, je sortis mon revolver de la boîte à biscuits et vérifiai qu’il était bien chargé. Je le mis dans mon sac ainsi que le paquet de Fingers, coinçai mes cheveux sous ma casquette Rangers de façon à me donner un air androgyne, et rendossai ma veste.
Au moins, je renonçai à un rendez-vous avec Bill Murray pour la bonne cause. Il y avait des chances que Ranger ait eu un tuyau soit sur Kenny soit sur les cercueils. S’il avait eu besoin d’aide pour arrêter un fugitif, ce n’était pas à moi qu’il aurait fait appel. En un quart d’heure, il était capable de réunir une équipe qui ferait passer l’invasion du Koweit pour un exercice de jardin d’enfants. Inutile de dire que mon nom ne figurait pas en tête de liste de ce commando de mercenaires. Ni même en fin.
Je me sentais plutôt en sécurité dans la Buick. Quiconque serait assez fou pour tenter de me voler ma Grande Bleue serait sans doute trop bête pour savoir la faire démarrer. Et je me disais que je n’avais pas à craindre qu’on tire sur ma voiture : il est impossible de viser correctement quand on est plié en deux de rire.
Quand il ne pensait pas devoir assurer le transport de malfaiteurs, Ranger roulait en coupé Mercedes noir. Pour ses chasses, il venait, la rage au ventre, dans un Ford Bronco noir. Je repérai le Ford dans la ruelle, et à la perspective de devoir procéder à une arrestation dans Jackson Street, je ressentis brusquement une envie pressante et je craignis de ne pas pouvoir me retenir. Je me garai juste devant Ranger, coupai mes phares et le regardai venir vers moi dans l’obscurité.
— Et ta Jeep ? me demanda-t-il.
— Volée.
— Le bruit court qu’il va y avoir une vente d’armes ce soir. Des armes militaires avec les munitions « qui vont avec ». Le trafiquant serait un Blanc.
— Kenny !
— Peut-être. Je me suis dit qu’il fallait qu’on vienne voir ça de près. Ma source m’a indiqué que la vente se ferait au 270 de la rue. C’est la maison juste en face de nous avec la fenêtre cassée.
Je plissai des yeux. Une Bonneville rouillait sur ses cales à deux maisons de là. Pas d’autre signe de vie alentour. Toutes les maisons étaient obscures.
— Le but du jeu n’est pas de les empêcher de faire leur vente, dit Ranger. On va rester ici, bien tranquillement, et essayer de voir qui est l’homme blanc. Si c’est Kenny, on le filera.
— Il fait très sombre. Difficile d’identifier quelqu’un.
Ranger me tendit des jumelles.
— Infrarouge, dit-il.
Bien sûr.
On entamait notre deuxième heure d’attente quand une camionnette descendit la rue. Quelques secondes plus tard, elle se garait.
Je braquai mes jumelles sur le conducteur.
— Je crois que c’est un Blanc, dis-je à Ranger, mais il porte une cagoule. Je ne peux pas voir son visage.
Une BMW se gara en douceur derrière la camionnette. Quatre types en descendirent et se dirigèrent vers la camionnette. Ranger baissa sa vitre et le bruit de la porte latérale de la camionnette qu’on ouvrait se répercuta jusqu’à nous. Murmures. Un rire. Le temps passa. Un des types regagna la BMW à pas traînants, portant une grande caisse en bois. Il ouvrit le coffre, y mit la caisse, retourna à la camionnette et répéta l’opération avec une autre caisse.
Tout à coup, la porte d’entrée de la maison devant laquelle se trouvait la voiture sur cales s’ouvrit avec fracas et des flics déboulèrent, arme au poing, hurlant des ordres, cavalant vers la BMW. Une voiture de police surgit dans la rue qu’elle dévala à toute allure et pila en faisant un tête-à-queue. Les quatre types déguerpirent. Des coups de feu furent tirés. La camionnette démarra et fonça.