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— Ne la perds pas de vue ! me cria Ranger, courant vers son Ford. Je te suis !

Je démarrai dans la précipitation et appuyai à fond sur le champignon. Je surgis de la ruelle au moment où la camionnette passait devant, pleins gaz, et me rendis compte, mais un peu tard, qu’elle était suivie par un autre véhicule. Il y eut moult crissements de pneus et jurons de ma part, et la voiture des poursuivants emboutit ma Buick et rebondit avec un franc wummp. Un petit gyrophare rouge sauta du toit de la voiture et vola dans la nuit telle une étoile filante. J’avais à peine senti la collision, mais l’autre voiture, que je supposai être une voiture de police, avait été projetée à une bonne cinquantaine de mètres.

Je vis les feux arrière de la camionnette disparaître au bout de la rue, et tergiversai. Devais-je la suivre ? Je décidai que ce n’était pas une bonne idée. Ça la ficherait peut-être mal de quitter la scène du crime en venant de bousiller une des voitures banalisées de notre chère police municipale.

J’étais en train de farfouiller dans mon sac, en quête de mon permis de conduire, quand ma portière fut ouverte à toute volée et que je fus éjectée de mon siège par des mains qui n’étaient autres que celles de Joe Morelli. On se regarda un moment bouche bée, n’en croyant pas nos yeux.

— Non mais c’est pas vrai ! s’exclama Morelli. Je n’y crois pas ! À quoi tu passes ton temps ? À essayer d’imaginer comment me gâcher l’existence ?

— Tu te flattes.

— Tu as failli me tuer !

— Il ne faut pas exagérer. Ce n’était absolument pas dirigé contre toi. Je ne savais même pas que c’était ta voiture.

Si je l’avais su, j’aurais filé sans demander mon reste.

— De plus, repris-je, je te signale que je ne pousse pas des jérémiades parce que tu m’as coupé la route. Je l’aurais coincé si tu n’avais pas été là.

Morelli se passa une main sur les yeux.

— J’aurais dû dire oui quand on m’a proposé de me muter dans un autre État. Je n’aurais jamais dû quitter la marine.

Je considérai sa voiture. Une partie de l’aile arrière était arrachée et le pare-chocs gisait sur l’asphalte.

— Ça aurait pu être pire, lui dis-je. Tu devrais toujours pouvoir rouler.

On se tourna tous deux vers ma Grande Bleue. Elle n’avait pas une égratignure.

— C’est une Buick, dis-je, en manière d’excuse. Qu’on m’a prêtée.

Morelli leva les yeux au ciel.

— Meeeerde ! fit-il.

Une voiture de police s’arrêta derrière Morelli.

— Ça va ?

— Ouais, super, dit Morelli. Ça roule même.

La voiture repartit.

— Une Buick, répéta Morelli. Comme au bon vieux temps.

A dix-huit ans, j’avais plus ou moins tenté d’écraser Morelli avec une voiture semblable.

— Je suppose que c’est Ranger, dans le Ford noir ? fit Morelli, regardant par-dessus mon épaule.

Je me retournai. Ranger était toujours dans la ruelle, écroulé de rire sur le volant.

— Tu veux qu’on fasse un constat ? demandai-je à Morelli.

— Je ne tiens pas à accorder à cet événement plus d’importance qu’il n’en a.

— Tu as pu voir qui conduisait la camionnette ? Tu crois que c’était Kenny ?

— Même taille mais plus mince.

— Kenny a toujours pu maigrir.

— Je ne sais pas… Je n’ai pas l’impression que c’était lui.

Ranger alluma ses phares et le Ford Bronco contourna gentiment la Buick.

— Bon, je me tire, nous lança Ranger. Je ne voudrais pas être de trop.

Je donnai un coup de main à Morelli pour charger son pare-chocs sur la banquette arrière de sa voiture puis, à coups de pied, on poussa les débris sur le bas-côté de la rue. A l’angle de la rue, on entendait les policiers qui pliaient bagage.

— Il faut que je retourne au poste, dit Morelli. Je veux être présent quand ils interrogeront ces gugusses.

— Tu vas faire une recherche d’identité à partir du numéro d’immatriculation de la camionnette ?

— Il y a de grandes chances pour qu’elle soit volée.

Je regagnai ma Buick et fis une marche arrière dans la ruelle pour éviter les débris de verre qui jonchaient la chaussée. Je pris la première avenue en direction de Jackson Street et mis le cap sur mon chez-moi. Après plusieurs carrefours, je fis demi-tour et pris la direction du poste de police. Je me garai dans un coin obscur, laissant l’emplacement d’une voiture entre le coin de la rue et moi, juste en face du bar à l’enseigne RC Cola. Je me trouvais là depuis moins de cinq minutes quand deux voitures de police apparurent et s’engagèrent dans le parking du poste, suivis par Morelli dans sa Fairlaine sans pare-chocs, lui-même suivi par une voiture banalisée. L’état de la Fairlaine n’avait rien à envier à celui des véhicules de police. La ville de Trenton n’investissait pas dans la chirurgie plastique. Si une voiture de police prenait une ride, c’était pour la vie. Toutes celles qui se trouvaient dans le parking donnaient l’impression d’avoir servi pour un concours de démolition.

À cette heure de la nuit, le parking adjacent au poste était relativement désert. Morelli gara la Fairlaine à côté de sa camionnette et entra dans le bâtiment. Les fourgons se mirent en file indienne devant le bloc pour décharger les prisonniers. Je fis démarrer la Buick, m’engageai sur le parking et me garai à côté de la camionnette de Morelli.

Au bout d’une heure, la fraîcheur avait commencé à s’immiscer dans la Buick. Je fis ronfler le chauffage jusqu’à ce que tout soit grillé à point. Je mangeai quelques Fingers et m’étirai sur la banquette. Une deuxième heure passa, pendant laquelle je répétai la procédure. Je venais de finir le tout dernier Finger quand la porte latérale du poste de police s’ouvrit sur un homme dont la silhouette se découpa en ombre chinoise. Même ainsi, je reconnus Morelli. La porte se referma derrière lui, et il s’avança vers sa camionnette. À mi-parcours, il me repéra dans la Buick. Je le vis prononcer un mot, et n’eus aucun mal à deviner lequel.

Je descendis de voiture afin qu’il lui soit plus difficile de faire celui qui ne m’aurait pas vue.

— Alors, lançai-je, la gaieté faite femme. Comment ça s’est passé ?

— La marchandise venait de Fort Braddock, voilà.

Il s’approcha et plissa les narines.

— Ça sent le chocolat.

— Je viens de manger la moitié d’un paquet de Fingers.

— Je suppose que tu n’as plus l’autre moitié ?

— Je l’avais mangée avant.

— Dommage. Un ou deux Fingers m’auraient peut-être aidé à me souvenir d’une information de première importance…

— Es-tu en train de me dire que je dois te nourrir ?

— Tu as autre chose dans ton sac ?

— Non.

— Il te reste de la tarte aux pommes chez toi ?

— J’ai du pop-corn et des bonbons. Je comptais regarder un film ce soir.

— Caramélisé, le pop-corn ?

— Mouais.

— Va pour le pop-corn caramélisé !

— Tu as intérêt à ce que ça vaille le coup si tu veux toucher à mon pop-corn.

Morelli sourit lentement.

— Je parlais de tes informations ! précisai-je.

— C’est bien ce que j’avais compris, fit Morelli.