— Bonne idée, mais je fais comment sans phares ?
— T’es sur un parking. Y a rien à voir à part de l’asphalte à perte de vue.
Je roulai au pas un petit moment.
— Tu vas le perdre, dit Morelli. Accélère.
Je poussai jusqu’à trente à l’heure, scrutant l’obscurité, insultant Morelli parce que je n’y voyais que couic.
Il fit mine d’être mort de peur, et j’appuyai à fond sur le champignon.
Il y eut un wooouuuump retentissant, et la Jeep fit une embardée. Je pilai, la voiture dérapa, et s’immobilisa, l’arrière incliné à un angle de trente degrés vers la gauche.
Morelli descendit pour jeter un œil.
— T’as embouti un terre-plein, dit-il. Recule, ça devrait être bon.
Je dégageai la voiture et la reculai de quelques mètres. Elle se déportait nettement sur la gauche. Morelli jeta de nouveau un œil tandis que je gesticulais sur mon siège, rageant, fulminant et me maudissant de l’avoir écouté.
— Solide, ta caisse, dit-il, se penchant à l’intérieur par la vitre baissée. Tu as tordu ta jante en touchant le bord du trottoir. Ton assurance a une clause « dépannage » ?
— Tu l’as fait exprès. Tu ne voulais pas que je rattrape ta pourriture de cousin.
— Hé, ma belle, ce n’est quand même pas ma faute si tu as fait une fausse manœuvre.
— T’es une ordure, Morelli. Une ordure.
Il sourit de toutes ses dents.
— Calmos. Je pourrais t’aligner pour conduite dangereuse.
Je pêchai mon téléphone dans mon sac et appelai le magasin de pièces détachées de Al. Ranger et lui étaient deux bons amis. De jour, Al faisait un commerce honnête, mais de nuit, je le soupçonnais de jouer les désosseurs de voitures volées. Peu m’importait. Je voulais juste que ma roue soit réparée.
Une heure plus tard, je regagnais mes pénates. Il était inutile d’essayer de rattraper Kenny Mancuso. Il devait être loin. Je fis un crochet par une épicerie où j’achetai un demi-litre de glace au café à vous boucher les artères, et je pris la direction de chez moi.
J’habite dans un immeuble en brique de trois étages, à trois ou quatre kilomètres de chez mes parents. L’entrée donne sur une rue pleine de petits commerçants, et une cité pavillonnaire proprette s’étend à l’arrière.
Mon appartement est situé côté cour, au deuxième étage, et donne sur le parking. J’ai une chambre, une salle de bains, une kitchenette, et un salon-salle à manger. Ma salle de bains semble tout droit sortie d’une sitcom, et pour cause de restrictions budgétaires momentanées, mon mobilier pouvait être qualifié d’éclectique… un adjectif bien ronflant pour dire que tout est dépareillé.
En sortant de l’ascenseur, je tombai sur Mrs. Bestler, ma voisine du dessus, dans le couloir. Mrs. Bestler a quatre-vingt-trois ans et des insomnies. La nuit, elle erre dans les couloirs pour se dégourdir les jambes.
— Bonsoir, Mrs. Bestler. Comment ça va ?
— Comme ça peut. Apparemment, vous avez travaillé ce soir. Vous nous avez attrapé des voyous ?
— Non. Pas cette fois.
— C’est bien dommage.
— Demain est un autre jour, dis-je, ouvrant ma porte et me glissant à l’intérieur.
Rex, mon hamster, sprintait dans sa roue, ses pattounes formant un flou rosâtre. Je le saluai en tapotant sur sa cage en verre. Il s’arrêta momentanément, la moustache frémissante, ses yeux noirs et luisants agrandis, le regard en alerte.
— Comment va, Rex ? lui dis-je.
Rex ne me répondit pas. Il est du genre renfermé.
Je jetai mon sac à bandoulière noir sur le comptoir de ma cuisine et sortis une cuiller du tiroir à couverts. J’ôtai le couvercle de la boîte de glace et mangeai tout en écoutant mes messages.
Tous étaient de ma mère. Elle faisait un beau poulet rôti demain et ce serait bien que je vienne dîner. Je devais surtout ne pas être en retard car le beau-frère de Betty Szajack était mort et mamie Mazur voulait aller à la visite mortuaire à sept heures.
Mamie Mazur lisait la rubrique nécrologique comme si c’était les pages jeux du journal. Certaines communautés avaient leurs country clubs et leurs confréries. Le Bourg avait ses salons funéraires. Sans ses morts, la vie sociale du Bourg tomberait en panne sèche.
Je terminai la glace et posai la cuiller dans le lave-vaisselle. Je donnai à Rex quelques croquettes pour hamster et des grains de raisin, puis j’allai me coucher.
Je fus réveillée par le bruit de la pluie qui cognait contre la fenêtre de ma chambre et tambourinait sur le vieil escalier de secours en fer forgé dont un palier me servait de balcon. J’aime le bruit de la pluie, la nuit, quand je suis blottie au fond de mon lit. Le matin, je déteste.
Il me fallait aller de nouveau asticoter Julia Cenetta. Et aussi me renseigner sur la voiture qui était venue la chercher. Le téléphone sonna. Je tendis le bras vers le portable posé sur ma table de chevet en me disant qu’il était bien tôt pour que quelqu’un m’appelle. L’affichage numérique de mon réveil indiquait 7 : 15.
C’était mon copain flic, Eddie Gazarra.
— Salut, dit-il. C’est l’heure d’aller bosser.
— Tu te prends pour le service réveil ?
Gazarra et moi avions grandi ensemble. Il avait épousé ma cousine Shirley.
— Non, pour les renseignements. Mais je ne t’ai jamais appelée. Tu recherches toujours Kenny Mancuso ?
— Oui.
— Le pompiste sur qui il a tiré est mort ce matin.
Je bondis sur mes pieds.
— Que s’est-il passé ?
— Une deuxième fusillade. J’ai appris ça par Schmidty. Il tenait le standard. Un automobiliste a appelé pour dire qu’il avait trouvé le pompiste, Moogey Bues, dans le bureau de la station-service avec un gros trou dans la tête.
— Mon Dieu !
— J’ai pensé que ça pouvait t’intéresser. Peut-être qu’il y a un lien. Peut-être pas. Possible que Mancuso ait estimé que tirer dans la rotule de son pote n’était pas suffisant et qu’il soit revenu pour lui brûler la cervelle.
— A charge de revanche, Eddie.
— On cherche une baby-sitter pour vendredi prochain.
— Je n’irai pas jusque-là.
Eddie grommela et raccrocha.
Je pris une douche vite fait, m’ébouriffai les cheveux au séchoir puis les coinçai sous une casquette des Rangers de New York que je vissai devant-derrière sur ma tête. Je portais un Levi’s, une chemise écossaise rouge en flanelle par-dessus un tee-shirt noir, et des Doc Martens en l’honneur de la pluie.
Rex roupillait dans sa boîte de soupe après une folle nuit dans sa roue. Je passai devant lui sur la pointe des pieds, branchai le répondeur, pris mon agenda et mon blouson Gore-Tex noir et mauve, sortis et verrouillai la porte.
La station-service en question, Delio’s Exxon, se trouvait dans Hamilton Avenue, pas très loin de chez moi. En chemin, je m’arrêtai à une épicerie où j’achetai un double café à emporter et une boîte de beignets au chocolat. Dès l’instant où l’on ne peut pas faire autrement que de respirer l’air du New Jersey, il est inutile de surveiller son alimentation.
Il y avait beaucoup de policiers et de voitures de police devant la station-service. La camionnette d’une équipe médicale de secours était garée tout contre la porte du bureau. La pluie n’était plus qu’un crachin. Je me garai à une cinquantaine de mètres de là et fendis la foule des badauds, sans oublier d’emporter mon café et mes beignets, cherchant à repérer un visage connu.
Le seul que je vis fut celui de Morelli.
Je me faufilai jusqu’à lui et ouvris la boîte de beignets.
Morelli en prit un et le mit presque entier dans sa bouche.