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— Joli travail, me dit Connie. J’avais peur que tu tombes en panne d’essence avant que t’aies fini de rentrer ton paquebot à bon port.

Je laissai tomber mon sac sur le canapé en vinyle.

— Je m’améliore. Je n’ai touché la voiture de derrière que deux fois, et j’ai évité le parcmètre.

Un visage familier surgit de derrière Connie.

— Meeeeeerde, ben heureusement pour toi que c’est pas ma tire que t’as embouti !

— Lula !

Celle-ci déhancha ses cent quinze kilos et posa une main sur sa taille. Elle portait un survêtement et des tennis blancs. Ses cheveux, qu’elle avait fait teindre en orange, évoquaient du poil de sanglier raidis à la colle murale.

— Salut, fillette ! me lança-t-elle. Quel bon vent nous amène ton triste cul ?

— Un chèque de paiement. Et toi ? Qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu cherches quelqu’un pour payer ta caution ?

— Que non. Je viens d’être embauchée pour remettre ce bureau en ordre en deux temps trois mouvements. Je vais me faire chier à faire du classement.

— Et ta profession habituelle ?

— Je suis à la retraite. J’ai cédé mon bout de trottoir à Jackie. J’pouvais pas continuer à faire la pute après m’être salement fait amocher l’été dernier.

Connie souriait jusqu’aux oreilles.

— Je suis sûre qu’elle saura comment « gérer » Vinnie, dit-elle.

— Ouais, fit Lula. S’il me cherche, je lui écrabouille la gueule à ce petit enfoiré. Il se frotte à une femme de mon gabarit, et il ne sera plus qu’une tache puante sur la moquette.

J’aimais beaucoup Lula. On s’était connues quelques mois plus tôt quand, chasseuse de primes débutante, je cherchais des réponses à certaines questions vers son coin de trottoir dans Stark Street.

— Tu traînes toujours dans le quartier ? lui demandai-je. Tu es un peu au courant des trucs qui se passent dans le secteur ?

— Quel genre de trucs ?

— Quatre Blacks se sont fait pincer alors qu’ils essayaient d’acheter des armes volées hier soir.

— Ha, ça. Tout le monde en a entendu parler. C’est les deux fils Long, Booger Brown et son cousin de merde plus-con-tu-meurs Freddie Johnson.

— Tu sais à qui ils les achetaient ?

— À un Blanc. J’en sais pas plus.

— J’essaie de trouver un tuyau sur ce Blanc.

— Sûr que ça me fait bizarre d’être de ce côté-ci de la loi, dit Lula. Il va me falloir un peu de temps pour que je m’y fasse.

Je décrochai le téléphone et interrogeai mon répondeur. Une autre invitation de Spiro et une liste de noms laissée par Eddie Gazarra. Les quatre premiers étaient ceux que venaient de me citer Lula ; les trois autres ceux des types dont s’était recommandé le voyou. Je les notai et me tournai vers Lula.

— Lionel Boone, Stinky Sanders et Jamal Alou, ça te dit quelque chose ?

— Boone et Sanders sont des dealers. Ils font des séjours en taule comme si c’était le Club Med. Leur espérance de vie n’est pas très bonne, si tu vois ce que je veux dire. Alou, connais pas.

— Et toi ? demandai-je à Connie. Tu les connais, ces nuls ?

— A priori non, mais consulte toujours les dossiers.

— Hou là, fit Lula. Ça c’est mon boulot. Vous reculez et vous me laissez faire.

J’en profitai pour appeler Ranger.

— J’ai parlé à Morelli hier soir, lui dis-je. Ils n’ont pas tiré grand-chose des quatre Blacks, à part le fait que le chauffeur de la camionnette s’est recommandé de nommés Lionel Boone, Stinky Sanders et Jamal Alou.

— Une bande peu recommandable, me dit Ranger. Alou est artisan. Il peut te fabriquer n’importe quoi du moment que ça explose.

— On devrait peut-être aller leur dire deux mots ?

— Je ne crois pas que tu aies envie d’entendre ce qu’ils auraient à te dire. Il vaut mieux que j’aille leur rendre une petite visite moi-même.

— D’accord. De toute façon, j’avais d’autres projets.

— Aucun dossier aux noms de ces enfoirés, me cria Lula. On doit être trop classe pour eux.

Connie me remit mon chèque, et je regagnai ma Grande Bleue sans me presser. Sal Fiorello était sorti de son épicerie fine et zieutait à travers la vitre de la Buick.

— Non, mais regardez-moi l’état de cette pépée, lança-t-il à la cantonade.

Je levai les yeux au ciel et enfonçai la clef dans la serrure de la portière.

— Bonjour, Mr. Fiorello.

— Sacrée bagnole que tu as là.

— Oui. Ce n’est pas donné à n’importe qui d’en avoir une comme ça.

— J’avais un oncle qui avait une Buick de 1953. On l’a retrouvé mort dedans. Au centre d’enfouissement des déchets.

— Oh, je suis vraiment navrée.

— Le capitonnage a été irrécupérable, fit Sal. Si c’est pas une honte.

Je me rendis chez Stiva et me garai juste en face du salon funéraire. La camionnette d’un fleuriste s’engagea dans l’allée de service et tourna à l’angle du bâtiment. Pas d’autre activité. Tout semblait d’une immobilité surnaturelle. Je pensai à Constantin Stiva hospitalisé au St. Francis. Je ne l’avais jamais vu prendre de vacances, et voilà qu’il était immobilisé et que son commerce était entre les mains de son grincheux beau-fils. Ça allait le tuer. Était-il au courant pour les cercueils ? À mon avis, non. À mon avis, Spiro s’était planté et faisait tout pour que son beau-père ne l’apprenne pas.

Il fallait que j’aille voir Spiro pour lui faire mon rapport sur les non-avancées de mon enquête et décliner son invitation à dîner, mais j’avais un mal fou à me donner assez de motivation pour traverser la rue. Je pouvais affronter une veillée mortuaire à sept heures du soir avec une ribambelle de Chevaliers de Colomb ; mais je ne raffolais pas de l’idée de me trouver en tête à tête avec Spiro et ses morts même à onze heures du matin.

Je m’attardai encore un moment et en vins à me demander comment Spiro, Kenny et Moogey avaient pu être copains comme cochons à l’école. Kenny, le dégourdi de la bande. Spiro, le gosse pas très malin avec de sales dents et un croque-mort en guise de beau-père. Et Moogey qui, pour autant que je sache, était un brave gars. Marrant comme des amitiés se nouent autour d’un dénominateur commun aussi simple que le désir de ne pas être seul.

Moogey était mort. Kenny avait disparu. Et Spiro recherchait vingt-quatre cercueils bas de gamme. Ce que la vie pouvait être bizarre. On est au lycée, à jouer au basket et à voler l’argent de poche de ses petits camarades, et avant qu’on ait le temps faire ouf, on rebouche les impacts de balle dans le crâne de son meilleur ami avec du mastic mortuaire.

Une idée saugrenue prit corps dans ma tête tel le Phénix renaissant de ses cendres. Et si tout cela était lié ? Et si Kenny avait volé les armes et les avait cachées dans les cercueils de Spiro ? Qu’en conclure ? Bonne question, me dis-je.

Des plumets de nuages s’étiraient sur le ciel et le vent s’était levé depuis que j’étais partie de chez moi ce matin, faisant tourbillonner les feuilles qui venaient s’aplatir contre mon pare-brise. Je me dis que si je ne bougeais pas de là, je ne tarderais pas à voir passer un éléphant rose.

À midi, il était clair que mes jambes n’allaient pas avoir raison de la valse-hésitation de mon cœur. Pas de problème. J’enchaînerais avec le plan numéro deux : aller chez papa et maman, m’imposer à déjeuner, et embarquer mamie Mazur dans l’aventure.

Il était environ deux heures lorsque je m’engageai dans le parking latéral de chez Stiva, ma grand-mère perchée à mes côtés sur la grosse banquette, le cou tendu pour voir par-dessus le tableau de bord.