— D’habitude, je ne vais pas aux expos en après-midi, dit-elle, prenant son sac à main et ses gants. Des fois, en été, quand j’ai envie de me dégourdir les jambes, il m’arrive d’y faire un saut, mais je préfère le public de celles du soir. Évidemment, c’est différent quand on est chasseuse de primes… comme nous.
Je l’aidai à descendre de voiture.
— Je ne suis pas venue en tant que chasseuse de primes, lui rappelai-je, mais pour parler à Spiro. Je l’aide à résoudre un petit problème.
— Tu m’étonnes. Qu’est-ce qu’il a perdu ? Un mort ?
— Pas un mort, non.
— Dommage. Ce serait amusant de chercher un mort.
On gravit les marches du perron et on franchit la porte.
On s’arrêta dans le hall pour lire le planning des expositions mortuaires.
— Alors, on va voir qui ? voulut savoir ma grand-mère. Feinstein ou Mackey ?
— Tu as une préférence ?
— Va pour Mackey. Ça fait des années que je ne l’ai pas vu. Depuis qu’il a arrêté de travailler à l’A & P[5].
Je laissai mamie Mazur à elle-même et partis en quête de Spiro. Je le trouvai dans le bureau de Constantin, installé à l’imposante table de travail en noyer, au téléphone. Il coupa la communication et, d’un geste, m’invita à m’asseoir.
— C’était Constantin, me dit-il. Il m’appelle sans arrêt. Impossible de m’en dépêtrer. Il commence vraiment à me faire braire celui-là !
J’en arrivai à souhaiter que Spiro ait un geste déplacé à mon endroit, juste pour le plaisir d’envoyer une décharge électrique à ce nul. Oh, peut-être ne devrais-je pas m’en priver après tout. Si je pouvais faire en sorte qu’il me tourne le dos, je pourrais lui balancer mes cinquante mille volts dans la nuque et prétendre que ce n’était pas moi mais un proche du défunt qui, fou de douleur, avait surgi dans le bureau, scotché Spiro et filé sans demander son reste.
— Alors, quoi de neuf ? demanda Spiro.
— Vous aviez raison au sujet des cercueils, lui dis-je en posant la clef du hangar sur le bureau. Ils ont bien disparu. Cette clef, vous êtes le seul à l’avoir, c’est bien ça ?
— C’est bien ça.
— Vous n’en avez pas fait de double ?
— Non.
— Vous ne l’avez jamais prêtée à personne ?
— Non.
— Et quand vous faites garer votre voiture ? La clef n’est pas à votre trousseau ?
— Personne à part moi n’a eu cette clef entre les mains. Je la garde chez moi, dans un tiroir de mon buffet.
— Et Constantin ?
— Quoi, Constantin ?
— Il n’a jamais eu la clef entre les mains ?
— Il n’est pas au courant pour ces cercueils. Il s’agit d’une initiative personnelle…
Je n’en fus pas autrement surprise.
— Simple curiosité morbide de ma part : que comptiez-vous faire avec ces cercueils ? En tout cas pas les revendre à quiconque dans le Bourg, n’est-ce pas ?
— J’étais un intermédiaire en quelque sorte. J’avais un acheteur.
Un acheteur. Hmm ! Baffe mentale.
— Et cet acheteur sait-il que ses cercueils se sont envolés ?
— Pas encore.
— Et vous préféreriez ne pas entacher votre crédibilité.
— On peut le dire comme ça.
Je n’étais pas sûre de vouloir en savoir plus. Je n’étais même pas sûre de vouloir continuer à retrouver ces cercueils.
— Changeons de sujet, dis-je. Kenny Mancuso.
Spiro s’enfonça dans le fauteuil de Constantin.
— On était copains, dit-il. Kenny, Moogey et moi.
— Je suis étonnée que Kenny ne soit pas venu vous demander de l’aide. De le cacher, par exemple.
— J’aimerais avoir cette chance.
— Vous voulez bien préciser ?
— Il est à mes trousses.
— Kenny ?
— Il est venu ici.
Je bondis sur mes pieds.
— Ici ? Quand ? Vous l’avez vu ?
Spiro entrouvrit le tiroir central du bureau et en sortit une feuille de papier qu’il me tendit d’une main légère.
— J’ai trouvé ça sur mon bureau en arrivant ce matin.
Le message était sibyllin.
« T’as un truc à moi et maintenant j’ai un truc à toi. »
Il était composé en lettres argentées collées sur la feuille et signé d’un K.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je à Spiro, toujours enfoncé dans son fauteuil.
— Si je savais ! Ça veut dire qu’il est devenu fou. Vous allez continuer à chercher les cercueils, dites ? On a conclu un marché.
Le voilà complètement stressé par ce mot bizarre de Kenny et, dans un soupir, il me relance sur les cercueils. Louche. Très louche.
— Je pense que oui, mais en toute franchise, je sèche.
Je retrouvai mamie Mazur dans le salon d’exposition des Mackey, au poste de commandement, au pied du cercueil, en compagnie de Marjorie Boyer et de Mrs. Mackey. Cette dernière, gentiment pétée au thé fortement alcoolisé, racontait à ma grand-mère une version légèrement décousue de l’histoire de sa vie, insistant sur les moments les plus sordides. Elle tanguait, gesticulait, et régulièrement, une giclée de je-ne-sais-quoi débordait de sa tasse et tachait ses chaussures.
— Il faut que tu voies ça, me dit ma grand-mère. Ils ont capitonné ce pauvre George de satin bleu foncé sous prétexte que le bleu et l’or sont les couleurs de sa confrérie. On croit rêver !
— Tous les frères vont venir ce soir, dit Mrs. Mackey. Ils vont faire une cérémonie. Et ils ont envoyé une gerbe… grosse comme ÇA !
— Belle bague que porte George, dit ma grand-mère à Mrs. Mackey qui but d’un trait le restant de son thé.
— C’est celle de sa confrérie. George, Dieu ait son âme, tenait à être enterré avec.
Ma grand-mère se plia en deux pour voir le bijou de plus près. La tête dans le cercueil, elle tendit le bras pour toucher la bague.
— Han ! s’exclama-t-elle.
Nous eûmes toutes peur de demander ce qui se passait. Ma grand-mère se redressa et se retourna vers nous.
— Non mais regardez-moi ça ! fit-elle, tenant un objet de la taille d’une sucette. Son doigt est venu avec !
Mrs. Mackey s’écroula par terre, évanouie, tandis que Marjorie Boyer quittait la pièce en poussant des cris stridents.
Je fis un pas de fourmi pour voir de plus près.
— Tu es sûre ? demandai-je à ma grand-mère.
Comment une chose pareille pouvait-elle arriver ?
— J’étais en train d’admirer la bague, j’ai voulu toucher la pierre, et voilà que son doigt m’est resté dans les miens !
Spiro déboula dans le salon, Marjorie Boyer sur les talons.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de doigt ?
Ma grand-mère le lui mit sous le nez.
— J’ai voulu regarder de près et voilà le travail !
Spiro lui arracha le doigt des mains.
— Ce n’est pas un vrai doigt, dit-il. C’est de la cire !
— Il s’est détaché de sa main, dit ma grand-mère. Voyez par vous-même.
Tout le monde se pencha sur le cercueil, contemplant le petit moignon là où aurait dû se trouver le majeur de George.
— Il y avait un type l’autre soir à la télé qui disait que des extraterrestres enlevaient des gens pour faire des expériences, dit ma grand-mère. C’est peut-être ce qui lui est arrivé. C’est peut-être des extraterrestres qui ont pris le vrai doigt de George… Et peut-être d’autres parties de son anatomie aussi ! Vous voulez que je vérifie ?
Spiro referma le couvercle d’un coup sec.
— Parfois, des accidents peuvent se produire pendant le processus de préparation, dit-il. Il est alors nécessaire de pratiquer artificiellement quelques améliorations…
5
A & P : « The Atlantic Pacific Tea Compagny », la plus grosse firme d’épicerie à succursales multiples des États-Unis. (N.d.T.)