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Je tombai sur Spiro dans le couloir.

— Je veux en savoir plus long sur Kenny, lui dis-je. Où pourrait-il aller se cacher ? Quelqu’un doit bien l’aider. Vers qui se tournerait-il ?

— Les Morelli et les Mancuso se tournent toujours vers leur famille. Quand l’un d’eux meurt, c’est comme s’ils mouraient tous. Ils viennent ici habillés en noir de la tête aux pieds et versent des seaux de larmes les uns pour les autres. À mon avis, il s’est installé dans le grenier de son père.

Je n’en aurais pas donné ma main à couper. Il me semblait que Morelli serait déjà au courant si Kenny se terrait dans les combles de chez son cher papa. Les Mancuso et les Morelli n’étaient pas du genre à avoir des secrets les uns pour les autres.

— Et s’il se cachait ailleurs ?

— Il allait souvent à Atlantic City, dit Spiro avec un haussement d’épaules.

— Il sort avec d’autres filles que Julia Cenetta ?

— Vous avez envie d’aller interroger tout l’annuaire ?

— C’est à ce point-là ?

Je sortis par la porte latérale et attendis impatiemment que Al, du Centre Auto Al, finisse de retirer le cric. Il se releva, et s’essuya les mains sur sa combinaison avant de me tendre la facture.

— Vous n’aviez pas une Jeep la dernière fois que je vous ai changé un pneu ?

— Volée.

— Vous n’avez jamais envisagé de prendre les transports en commun ?

— Où est passé le tournevis ?

— Je vous l’ai mis dans votre coffre. On ne sait jamais, ça peut toujours servir.

Le salon de coiffure Chez Clara était à trois rues de là, plus bas dans Hamilton Avenue, à côté de Beignets à la Pelle. Je repérai une place pour me garer, serrai les dents, retins mon souffle et tentai un créneau, braquai, contre-braquai. Je sus que c’était bon quand j’entendis un bruit de verre brisé.

Je m’extirpai de la Buick et allai évaluer les dégâts. Ma voiture n’avait rien. Par contre, les phares de celle garée derrière avaient volé en éclats. Je laissai mes coordonnées et celles de ma compagnie d’assurances sur son pare-brise et pris le chemin de Chez Clara.

Bars, pompes funèbres, boulangeries, salons de coiffure constituaient le moyeu de la roue de la fortune du Bourg. Les salons de coiffure y ont une importance particulière car le Bourg est un quartier d’égalité des chances enlisé dans une ambiance années 50. Moralité : très jeunes, les filles du Bourg deviennent des obsédées du cheveu. Le football féminin peut aller se rhabiller. Au Bourg, quand on est petite, on passe son temps à coiffer sa poupée Barbie. La référence, c’est Barbie. Longs cils poisseux de rimel, ombre à paupière bleu électrique, seins en obus, et un max de cheveux blonds peroxydés. Voilà ce à quoi nous aspirons toutes. Barbie nous souffle même comment nous habiller. Robes de lamé moulantes, shorts à ras le bonbon, boas en plumes d’autruche pour les soirs de fête et, bien entendu, hauts, très hauts talons en toutes occasions. Non que Barbie n’offre pas d’autres possibilités, mais les petites filles du Bourg ne sont pas du genre à se laisser impressionner par les Barbie B.C.B.G. Elles ne marchent pas du tout dans la mouvance vêtements sport ou tailleurs bécébège. Les fillettes du Bourg vibrent pour le glamour.

À mes yeux, on est tellement démodées qu’on devient des innovatrices comparées aux autres Américaines. On n’a jamais eu à s’embarrasser de ces méli-mélo de parité entre les sexes. Au Bourg, on est celle qu’on veut bien être. Il n’y a jamais eu les hommes contre les femmes, au Bourg ; ça a toujours été les faibles contre les forts.

Quand j’étais petite, je venais chez Clara me faire égaliser ma frange. C’est elle qui m’a coiffée pour ma première communion et pour la cérémonie de remise du diplôme au lycée. Maintenant, je vais Chez Alexandre, au centre commercial, mais je retourne de temps en temps chez Clara pour me faire manucurer.

Son salon de coiffure est situé dans une maison dont les cloisons du rez-de-chaussée ont été abattues de façon à former une vaste pièce avec un cabinet de toilette au fond. À l’entrée, plusieurs sièges en fer forgé et à l’assise capitonnée permettent aux clientes d’attendre leur tour en feuilletant des revues écornées ou des catalogues de coiffure vantant des coupes impossibles à refaire sur vous. Les bacs à shampooing se trouvent juste après, face aux fauteuils de coiffeur. En face du cabinet de toilette se trouve le coin manucure. Des affiches montrant des coupes encore plus farfelues et plus infaisables s’alignent sur les murs, se reflétant dans la rangée de miroirs.

À mon entrée, des têtes se tournèrent sous les casques des séchoirs.

Sous l’antépénultième casque, je reconnus le visage de ma pire ennemie, Joyce Barnhardt. A l’école primaire, elle avait renversé un gobelet d’eau sur ma chaise et raconté à tout le monde que j’avais fait pipi dans ma culotte. Vingt ans plus tard, je l’avais surprise en flagrant délit de fornication sur la table de ma salle à manger, à cheval sur mon mari comme s’il était l’Étalon Fabuleux.

— Salut, Joyce, lui lançai-je. Ça fait un bail.

— Stéphanie ! Comment tu vas ?

— Plutôt bien.

— J’ai appris que tu avais perdu ton emploi de vendeuse de sous-vêtements…

— Je ne les vendais pas, je les achetais. Pour E. E. Martin. Et j’ai été licenciée quand ils ont fusionné avec Baldicott.

— Les petites culottes ne t’ont jamais porté chance. Tu te souviens du jour où tu as mouillé la tienne, à l’école…

Heureusement que je n’avais pas un potentiomètre autour du bras, il aurait volé au plafond. Je relevai le casque du séchoir d’un coup de poing et me penchai si près d’elle que nos nez se touchèrent presque.

— Tu sais comment je gagne ma vie maintenant, Joyce ? Je suis chasseuse de primes, et je suis armée, alors fais pas chier !

— On est toutes armées dans le New Jersey, me rétorqua-t-elle, sortant un 9 mm Beretta de son sac à main.

Ce qui était embarrassant car non seulement je n’avais pas mon revolver sur moi, mais en plus, c’était un plus petit calibre.

Bertie Greenstein était sous le casque voisin de celui de Joyce.

— Je préfère les .45, dit-elle, sortant un Colt modèle d’État de son sac boudin.

— Trop de recul, lui lança Betty Kuchta à l’autre bout de la pièce. Et ça prend trop de place dans le sac. Je vous conseille les .38. C’est ce que j’ai choisi. Un .38.

— Moi aussi, surenchérit Clara. Avant, j’avais un .45, mais il était tellement lourd que j’en ai eu un hygroma. Mon médecin m’a conseillé de prendre un revolver plus léger. J’ai aussi une bombe lacrymogène.

Toutes, à part la vieille Mrs. Rizzoli, qui se faisait faire une indéfrisable, avaient une bombe lacrymogène.

Betty Kuchta agita un boîtier paralysant à bout de bras.

— Et moi, j’ai ce machin-là aussi !

— Jouet de gosse, fit Joyce, brandissant un Taser[6].

Personne ne put lui clouer le bec sur ce coup.

— Alors, ce sera quoi ? me demanda Clara. Manucure ? Je viens de recevoir un nouveau vernis. « Manguissimo. »

Je jaugeai le flacon. Je n’avais pas vraiment songé à me faire manucurer, mais ce « Manguissimo » était tentant.

— Va pour « Manguissimo », dis-je.

J’accrochai mon blouson et mon sac au dossier de la chaise, m’assis et mis mes doigts à tremper dans le bol d’eau tiédie.

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6

Taser : marque de boîtier paralysant ; le fin du fin en la matière. (N.d.T.)