Me serrant les bras d’une poigne de fer, il me plaqua contre sa poitrine.
— Surprise de me voir ?
Je restai sans voix.
— Tu commences vraiment à me faire chier, me dit-il. Tu crois peut-être que je ne t’ai pas vue tournicoter autour de chez Julia ? Tu crois peut-être que je ne sais pas que tu lui as dit que je baisais avec Denise Barkolowsky ?
Il me secoua comme un prunier. J’en claquai des dents.
— Et maintenant tu as passé ton petit marché avec Spiro, c’est ça, hein ? Vous vous croyez malins tous les deux.
— Tu ferais mieux d’accepter de me suivre au tribunal, lui dis-je. Si Vinnie lance un autre chasseur de primes à tes trousses, il se pourrait bien qu’il prenne moins de gants que moi.
— On ne t’a pas raconté ? Je suis spécial, moi. Je ne ressens pas la douleur, moi. Si ça se trouve, je suis immortel, moi !
Il ne manquerait plus que ça.
Il fit un geste de la main. Un couteau apparut entre ses doigts.
— Je n’arrête pas de t’envoyer des messages, mais tu n’écoutes pas, me dit-il. Je devrais peut-être te trancher l’oreille, ça attirerait ton attention ?
— Tu ne me fais pas peur. Tu es un lâche. Tu n’es même pas capable de te présenter devant un juge.
J’avais déjà essayé cette ruse sur des Défauts de Comparution belliqueux, avec succès.
— Mais si, je te fais peur, fit Kenny. Je suis effrayant comme gars, moi.
La lame du couteau jaillit comme l’éclair et lacéra ma manche.
— Et maintenant, à ton oreille, dit Kenny, s’accrochant à mon blouson.
Mon sac et tout mon nécessaire de chasseuse de primes était sur le siège à côté de Mary Lou, aussi je fis ce que toute femme normalement constituée et non armée ferait. J’ouvris la bouche et poussai un cri strident, désarçonnant suffisamment Kenny pour qu’il rate son but et ne me coupe qu’une mèche de cheveux, épargnant mon oreille.
— Bon sang, fit Kenny. Fais chier !
Il me poussa violemment et je m’écroulai dans un étalage de chaussures. Il fit un bond en arrière et détala comme un lapin.
Je me relevai tant bien que mal et m’élançai à sa poursuite à travers les rayons sacs à mains et vêtements Junior, mue par une poussée d’adrénaline et une chute de bon sens. J’entendais Mary Lou et la vendeuse du rayon chaussures qui me couraient après. Je maudissais Kenny et ces satanées chaussures à semelles compensées qui n’étaient pas faites pour les courses-poursuites quand, au tournant du rayon cosmétiques, je me cognai à une vieille dame qui faillit tomber à la renverse.
— Hou là ! m’écriai-je. Excusez-moi !
— Fonce ! me cria Mary Lou du rayon Junior. Rattrape ce salaud !
Je me détachai de la vieille dame, m’élançai et pris de plein fouet deux autres femmes, dont Joyce Barnhardt dans sa blouse maison. On tomba toutes en tas par terre, poussant des cris et battant l’air de nos bras.
Mary Lou et la vendeuse du rayon chaussures arrivèrent sur les lieux et tentèrent de séparer ce petit monde et, dans la confusion, Mary Lou donna un coup de pied dans le genou de Joyce. Celle-ci roula sur le côté, hurlant de douleur, tandis que la vendeuse de chaussures m’aidait promptement à me remettre debout.
Je cherchai Kenny des yeux, mais évidemment il avait disparu.
— Bordel de merde ! s’écria Mary Lou. C’était Kenny Mancuso ?
Je fis oui de la tête, à bout de souffle.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Il m’a demandé si je voulais sortir avec lui. Il a craqué sur les chaussures.
Mary Lou ricana.
La vendeuse était tout sourire.
— Vous l’auriez rattrapé si vous aviez essayé des tennis, me dit-elle.
En toute honnêteté, je ne sais pas trop ce que j’aurais fait si je l’avais rattrapé. Il avait un couteau. Moi, je n’avais que des chaussures sexy.
— J’appelle mon avocat, dit Joyce Barnhardt, se relevant. Tu m’as agressée ! Je vais te faire un de ces procès que tu ne t’en relèveras pas !
— C’était un accident, lui dis-je. Je poursuivais Kenny et tu t’es mise en travers de mon chemin.
— Ceci est le rayon cosmétiques, hurla Joyce. On n’a pas besoin d’une folle en liberté qui poursuit des gens dans les rayons d’un grand magasin !
— Je ne suis pas une folle en liberté. Je suis une femme qui fait son travail.
— Tu n’es pas folle, tu es barge ! Complètement barge ! Comme ta grand-mère !
— Au moins, moi, je ne suis pas une salope.
Les yeux de Joyce s’arrondirent comme des balles de golf.
— Tu penses à qui quand tu parles de salope ?
— À toi.
Je me penchai en avant, furibarde dans mes chaussures violettes.
— C’est toi que je traite de salope, répétai-je.
— Si moi, je suis une salope, alors toi, t’es une pute !
— Tu es une menteuse et une hypocrite.
— Puuuuuute !
— Radasse.
— Bon, ces chaussures, intervint Mary Lou, qu’est-ce que tu fais ? Tu les prends ?
Une fois chez moi, je n’étais plus très sûre d’avoir eu raison de les acheter. Je coinçai la boîte sous mon bras, le temps que j’ouvre ma porte. C’est vrai, elles étaient sublimes, ces chaussures, mais elles étaient violettes. Qu’est-ce que j’allais en faire ? J’allais devoir m’acheter une robe assortie. Et côté maquillage ? On ne pouvait pas se farder n’importe comment quand on portait une robe violette. J’allais devoir acheter un autre rouge à lèvres et un autre eye-liner.
J’appuyai sur l’interrupteur et refermai la porte. Je laissai choir mon sac et la boîte de chaussures sur le comptoir de la cuisine et fis volte-face en poussant un cri quand la sonnerie du téléphone retentit. Trop d’agitation en un seul jour, me dis-je. J’étais à bout de nerfs.
— Alors, et maintenant ? me dit mon interlocuteur. T’as la trouille maintenant ? Ça t’a fait réfléchir ?
Mon cœur cessa de battre.
— Kenny ?
— T’as eu mon message ?
— Quel message ?
— Celui que je t’ai laissé dans ta poche. C’est pour toi et ton nouveau pote, Spiro.
— Tu es où ?
Un cliquetis à mon oreille m’avertit que la communication était coupée.
Merde !
Je plongeai la main dans la poche de mon blouson et commençai à en sortir le contenu… un Kleenex usagé, un bâton de rouge, une pièce de monnaie, un emballage de Snickers, un doigt.
— Aarrrgh !
Je laissai tout tomber par terre et m’enfuis de la pièce.
— Merde, zut, merde !
Je me précipitai dans la salle de bains, coinçai ma tête dans la cuvette des toilettes pour vomir. Quelques minutes plus tard, je décidai que je n’y arriverais pas (ce qui était dommage finalement car c’eût été une bonne chose d’éjecter le sundae au chocolat chaud que j’avais mangé avec Mary Lou).
Je me lavai les mains à grand renfort de savon et d’eau bouillante, puis retournai à petits pas à la cuisine. Le doigt gisait au beau milieu de la pièce, l’air très embaumé. Je décrochai le téléphone d’un geste sec, restant le plus loin possible du doigt, et composai le numéro de Morelli.
— Viens tout de suite, lui dis-je.
— Quelque chose ne va pas ?
— VIENS TOUT DE SUITE !
Dix minutes plus tard, les portes de l’ascenseur coulissaient et Morelli en sortit.
— Ha, fit-il, je crains que le fait que tu m’attendes dans le couloir ne soit pas bon signe.
Il lança un coup d’œil à la porte de mon appartement.
— Tu n’as pas de macchabée là-dedans, hein ?
— Une pièce détachée.
— Tu peux préciser ?