— Il y a le doigt d’un mort sur le sol de ma cuisine.
— Et ce doigt est rattaché à quelque chose ? Comme à une main, un bras ?
— Non, c’est juste un doigt. Je crois pouvoir dire qu’il appartenait à George MacKey.
— Tu l’as reconnu ?
— Non. Mais je sais que George en a un en moins. Je t’explique : Mrs. MacKey nous parlait de George et nous disait qu’il avait tenu à être enterré avec la bague de sa confrérie, alors ma grand-mère a voulu la regarder de plus près et en faisant ça a cassé l’auriculaire de George. Il se trouve que le doigt était en cire. Ce matin, Kenny a réussi à s’introduire chez Stiva sans être vu, a laissé un mot à Spiro et a tranché le petit doigt de George. Et tout à l’heure, pendant que je faisais des courses avec Mary Lou, Kenny a surgi au rayon chaussures et m’a menacée. C’est à ce moment-là qu’il a dû glisser le doigt dans ma poche.
— Tu as bu ?
Je lui décochai un regard ne-sois-pas-bête et lui désignai ma cuisine.
Morelli me passa devant puis s’immobilisa, poings sur les hanches, le regard rivé par terre.
— Tu as raison, dit-il. C’est bien un doigt.
— J’étais à peine rentrée que le téléphone a sonné. C’était lui. Il voulait me dire qu’il m’avait laissé un message dans la poche de mon blouson.
— Et c’était ça, le message en question ?
— Exactement.
— Comment est-il arrivé par terre ?
— Il m’a… échappé des mains pendant que je courais vomir dans ma salle de bains.
Morelli prit une serviette en papier et s’en servit pour ramasser le doigt. Je lui tendis un petit sac en plastique dans lequel il jeta le tout. Il le ferma hermétiquement et le glissa dans la poche de son blouson. Il s’appuya contre le comptoir de la cuisine, bras croisés sur la poitrine.
— Commençons par le commencement, dit-il.
Je lui fis le récit circonstancié de ma journée, en passant toutefois sous silence ma prise de bec avec Joyce Barnhardt. Je lui parlai du mot anonyme que j’avais reçu, de la lettre K bombée sur le mur de ma chambre, du tournevis dans mon pneu, et de ma conviction que tout cela était signé Kenny.
Il garda le silence quand j’en eus terminé. Au bout de quelques secondes, il me demanda si finalement j’avais acheté les chaussures.
— Oui.
— On peut les voir ?
Je les lui montrai.
— Très sexy, dit-il. Elles m’excitent rien qu’à les regarder.
Je m’empressai de les remettre dans leur boîte.
— Tu as une idée de ce dont Kenny voulait parler quand il disait que Spiro avait quelque chose à lui ? demandai-je.
— Non. Et toi ?
— Non.
— Tu me le dirais sinon ?
— Ça se peut.
Morelli ouvrit le réfrigérateur et passa les clayettes en revue.
— Tu n’as plus de bière ?
— J’ai dû choisir entre boire, manger ou me chausser.
— Tu as fait le bon choix.
— Je parie que tout ça a un rapport avec les armes volées. Je suis sûre que Spiro était dans le coup, et que c’est pour ça que Moogey s’est fait tuer. Peut-être qu’il avait découvert que Spiro et Kenny faisaient un trafic d’armes militaires. Ou peut-être que tous les trois étaient complices et que Moogey a eu le trac.
— Tu devrais gagner la confiance de Spiro, me dit Morelli. Aller au cinéma avec lui, le laisser te prendre par la main…
— Oh, beurk ! Quelle horreur !
— Ne va pas jusqu’à lui montrer tes godasses, il pourrait péter les plombs. Je pense que tu devrais les réserver à mon intention. En mettant un truc aguichant. Et un porte-jarretelles. Elles sont faites pour aller avec un porte-jarretelles, ces pompes !
La prochaine fois que je trouve un doigt dans une de mes poches, je le jette dans les toilettes et je tire la chasse !
— Je m’inquiète du fait qu’on n’ait pas encore pu repérer Kenny, dis-je. Mais lui me file sans aucun problème à ce qu’il semble.
— Il ressemblait à quoi ? Il s’est laissé pousser la barbe ? Il s’est teint les cheveux ?
— Non, il est toujours le même. Il n’a pas l’air de quelqu’un qui vit dans la rue. Il était propre, rasé de frais. Il n’avait pas l’air affamé. Il était bien mis. Il semblait seul. Il était un peu, heu, énervé. Il m’a dit que j’étais une chieuse.
— Non ? Sans blague ? Toi, une chieuse ? Il devait confondre.
— En tout cas, il ne vit pas d’expédients. S’il fait un trafic d’armes, logique qu’il ait de l’argent. Peut-être qu’il réside dans un motel loin d’ici. Peut-être dans le Nouveau-Brunswick, ou à Burlington, ou Atlantic City.
— On a fait circuler sa photo dans Atlantic City. Ça n’a rien donné. Pour tout te dire, on est dans l’impasse. Savoir que tu le pousses à bout est la meilleure info sur lui que j’ai eue de toute la semaine. Il ne me reste plus qu’à te suivre et attendre qu’il te retombe sur le poil.
— Oh, parfait. J’adore jouer les appâts pour mutilateurs patentés.
— Ne t’inquiète pas. Je te protégerai.
Je ne pris pas la peine de réprimer une grimace.
— Bon, fit Morelli, reprenant son visage de flic. Assez batifolé. Il est temps d’avoir une conversation sérieuse. Je sais ce que les gens racontent sur les hommes Morelli et Mancuso… qu’on est des bons à rien, des ivrognes, et des dragueurs invétérés. Et je suis le premier à reconnaître que ce n’est pas complètement faux. Le problème avec ce genre de jugement à l’emporte-pièce, c’est qu’il ne facilite pas les choses pour un type bien comme moi…
Je levai les yeux au ciel.
— … et qu’il fait passer Kenny pour un petit malin congénital alors que partout ailleurs sur la planète il serait considéré comme un asocial. Quand il avait huit ans, Kenny a mis le feu à son chien et n’a jamais exprimé le moindre remords. C’est un manipulateur. Complètement égocentrique. Il ne ressent jamais de la peur car il est incapable d’éprouver la moindre douleur. Et il n’est pas bête.
— C’est vrai qu’il s’est lui-même coupé le doigt ?
— Oui, c’est vrai. Si j’avais su qu’il pouvait te menacer, je m’y serais pris autrement.
— C’est-à-dire ?
Morelli me dévisagea quelques secondes avant de répondre.
— Pour commencer, je t’aurais tout de suite briefée sur le chapitre « asocial ». Et je ne t’aurais pas laissée seule chez toi avec ta porte forcée uniquement protégée par une pyramide de verres à orangeade.
— Je n’étais pas sûre que cela vienne de Kenny jusqu’à ce que je l’aie vu tout à l’heure.
— A partir de maintenant, accroche ta bombe lacrymo à ta ceinture, ne la laisse pas dans ton sac.
— Au moins, nous sommes sûrs que Kenny est toujours dans le secteur. Si tu veux mon avis, c’est ce que Spiro a qui retient Kenny. Il ne partira pas sans.
— Spiro t’a paru alarmé par cette histoire de doigt ?
— Non, il m’a paru… ennuyé. Embarrassé. Il craignait que Constantin n’apprenne que les choses n’allaient pas comme sur des roulettes. Spiro a des projets. Il espère diriger la boîte et la mettre en franchise.
Morelli se fendit d’un large sourire.
— Mettre le salon funéraire en franchise ?
— Oui. Comme un Mac Do.
— On devrait peut-être laisser Kenny et Spiro régler leur contentieux entre eux et nous contenter de ramasser les morceaux une fois qu’ils en auront fini.
— En parlant de morceaux, qu’est-ce que tu comptes faire du doigt ?
— Voir s’il s’adapte à la main de feu George MacKey. Et je vais en profiter pour demander discrètement à Spiro à quoi ça rime.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Il ne souhaite pas que la police s’en mêle. Il ne veut porter plainte ni pour la mutilation ni pour la lettre de menaces. Si tu vas le voir en mettant les pieds dans le plat, il va me virer illico.