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— Qu’est-ce que tu suggères ?

— Que tu me rendes le doigt. Je le rapporte à Spiro demain et j’essaie d’en apprendre davantage.

— Je ne peux pas te laisser faire ça.

— Tu plaisantes ? Il est à moi, ce doigt ! C’est dans ma poche qu’il était.

— Laisse tomber. Je suis flic. Je dois faire mon boulot.

— Moi, je suis chasseuse de primes. Et moi aussi, je dois faire mon boulot !

— Bon, d’accord, je te rends le doigt. Mais promets-moi de me tenir au courant de tout. Si jamais je m’aperçois que tu me caches quelque chose, j’arrête tout.

— D’accord. Et maintenant, donne-moi le doigt et rentre chez toi avant que tu ne changes d’avis.

Il sortit le sachet en plastique de la poche de son blouson et le fourra dans le freezer.

— Au cas où, dit-il.

Morelli partit. Je verrouillai ma porte et vérifiai que les fenêtres étaient bien fermées. Je regardai sous mon lit et dans tous mes placards. Une fois sûre qu’il n’y avait aucun danger, j’allai me coucher et dormis comme une souche, toutes les lumières allumées.

Le téléphone sonna à sept heures. Je plissai les yeux vers le réveil puis vers le téléphone. Un coup de fil sympa à sept heures du matin, ça n’existe pas. Je sais d’expérience que tous les appels ayant lieu entre onze heures du soir et neuf heures du matin sont forcément des mauvaises nouvelles.

— ’llô, dis-je dans le combiné. Quel est le problème ?

— Aucun problème, me dit la voix de Morelli. Pas encore en tout cas.

— Il est sept heures. Pourquoi m’appelles-tu si tôt ?

— Tes rideaux sont fermés. Je voulais m’assurer que tout allait bien.

— Si mes rideaux sont fermés, c’est parce que je DORS ! Mais comment sais-tu qu’ils sont fermés ?

— Parce que je suis dans ton parking.

9

Je m’extirpai du lit, allai écarter les doubles rideaux et plongeai mon regard dans le parking. Effectivement, la Fairlaine de Morelli était garée juste à côté de la Buick d’oncle Sandor. J’aperçus le pare-chocs toujours sur la banquette arrière et quelqu’un avait taggé « MORT AUX VACHES » sur la portière côté chauffeur. J’ouvris la porte de ma chambre et sortis la tête.

— Du vent !

— J’ai une réunion de travail dans un quart d’heure, me cria Morelli. Elle ne devrait pas durer plus d’une heure. Après, je suis libre pour le restant de la journée. Je veux que tu attendes mon retour avant d’aller chez Stiva.

— D’accord.

Lorsque Morelli revint, à neuf heures et demie, je bouillais d’impatience. J’étais postée à la fenêtre quand il entra dans le parking et je sortis de l’immeuble comme une tornade, un auriculaire ballottant dans le fond de mon sac. J’avais mis mes Doc Martens au cas où je devrais botter certaines fesses et fixé ma bombe lacrymo à ma ceinture pour pouvoir la prendre avec facilité. Mon boîtier paralysant, prêt à l’emploi, était enfoncé dans la poche de mon blouson.

— Pressée ? me fit Morelli.

— Le petit doigt de George MacKey me rend un peu nerveuse. Je me sentirai nettement mieux quand je l’aurai rendu à son propriétaire.

— Si tu as besoin de me parler, tu me téléphones. Tu as mon numéro de voiture ?

— Gravé dans ma mémoire.

— De mon Alphapage ?

— Oui, oui.

Je fis démarrer la Buick et sortis du parking pleins gaz. Morelli me suivit à une distance raisonnable. Arrivée vers chez Stiva, je vis les lumières clignotantes d’une escorte de motards. Super. Un enterrement. Je me garai sur le côté et regardai passer le fourgon funéraire, puis la voiture des fleurs et couronnes, puis la limousine de la proche famille, dans laquelle je reconnus Mrs. MacKey.

Je lançai un coup d’œil dans mon rétroviseur et vis que Morelli s’était garé juste derrière moi. Il secoua la tête comme pour me dire oublie ça.

Je tapai son numéro sur le cadran à touches de mon téléphone cellulaire.

— George va être enterré sans son petit doigt !

— Crois-moi, George se fiche pas mal de son doigt à l’heure qu’il est. Tu n’as qu’à me le rendre. Je le conserverai comme preuve.

— Preuve de quoi ?

— De falsification de dépouille mortelle.

— Je ne te crois pas. Tu serais capable de le jeter dans une benne à ordures.

— Pour tout te dire, je pensais plutôt le mettre dans le vestiaire de Goldstein.

Le cimetière était situé à deux kilomètres et demi de chez Stiva. Il y avait sept ou huit voitures devant moi, avançant au pas en une sombre procession. Au-dehors, la température avoisinait les dix degrés et le ciel était d’un bleu hivernal. J’avais plus l’impression d’être en route pour un match de football que pour un enterrement. Nous franchîmes les grilles du cimetière et serpentâmes à travers les allées jusqu’à la tombe autour de laquelle des chaises avaient été placées. Le temps que je puisse me garer, Spiro avait déjà fait asseoir la veuve.

Je me glissai jusqu’à lui et, me penchant à son oreille, lui dis :

— J’ai le doigt de George.

Pas de réaction.

— Le-doigt-de-George, répétai-je d’une voix de gamine de trois ans qui appelle sa maman. Le vrai. Celui qui manque. Dans mon sac.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Que fait son doigt dans votre sac ?

— Ce serait trop long à vous expliquer. Maintenant, nous devons rendre à George ce qui est à George.

— Quoi ? Mais vous êtes cinglée ! Je ne vais quand même pas faire rouvrir ce cercueil pour recoller un petit doigt ! Tout le monde s’en tape du petit doigt de George !

— Pas moi !

— Pourquoi ne vous occupez-vous pas de quelque chose d’utile, comme retrouver mes fichus cercueils par exemple ? Pourquoi perdez-vous votre temps à me rapporter des choses dont je ne veux pas ? Vous n’espérez tout de même pas que je vais vous payer pour avoir remis la main sur un doigt ?

— Bon Dieu, Spiro, vous êtes une pourriture !

— Bon, et à part ça ?

— À part ça, soit vous trouvez une solution pour rendre son doigt à George soit je fais un esclandre.

Spiro ne parut pas convaincu.

— Et je le dis à ma grand-mère, ajoutai-je.

— Ah non, pas ça !

— Alors, pour le doigt ?

— On ne met le cercueil en terre qu’une fois que tout le monde est remonté en voiture et que les moteurs tournent. On pourrait jeter le doigt avec à ce moment-là. Ça vous va ?

— »  Jeter » son doigt dans la terre ?

— Je n’ai pas l’intention de faire rouvrir ce cercueil. Il faudra vous contenter d’enterrer le doigt dans le même trou !

— Je sens que je vais crier.

— Bon Dieu !

Il pinça les lèvres, mais sans réussir à les joindre à cause de sa malocclusion.

— Très bien, dit-il. Je ferai rouvrir le cercueil. On ne vous a jamais dit que vous étiez une chieuse ?

Je m’éloignai de Spiro et rejoignis Morelli à la lisière du groupe.

— Je n’arrête pas de me faire traiter de chieuse.

— Alors, c’est que ça doit être vrai, me dit-il, me prenant par les épaules. Tu as réussi à te débarrasser du doigt ?

— Spiro va le rendre à George après la cérémonie, quand les voitures se seront éloignées.

— Tu vas rester ?

— Oui. Ça me donnera l’occasion de parler à Spiro.

— Je vais partir avec les vivants. Je serai dans le coin si tu as besoin de moi.