J’ouvris les tiroirs et farfouillai parmi des trombones, des élastiques et autres bazars de bureau. Il n’y avait pas de message sur son répondeur. Et il n’y avait rien sous son lit.
Il m’était difficile de croire qu’il n’y avait pas d’armes dans l’appartement. Spiro me semblait le genre de personne à collectionner les trophées.
Je palpai ses vêtements dans la commode puis m’attaquai à la penderie. Elle était pleine de costumes, de chemises et de chaussures de croque-mort. Six paires de mocassins noirs alignées côte à côte. Et six boîtes à chaussures. Ah, ah ! J’en ouvris une. Bingo ! Un Colt. Pointure 45. J’ouvris les cinq autres boîtes et me retrouvai avec une panoplie de trois armes de poing et de trois boîtes de munitions. Je recopiai le numéro de série des armes ainsi que les informations figurant sur les boîtes de munitions.
Je fis coulisser la fenêtre de la chambre et cherchai Lula des yeux. Assise dans la véranda, elle se limait les ongles. Je tapotai sur le carreau et la lime lui échappa des mains. Comme quoi elle n’était pas aussi calme qu’elle en avait l’air. Je lui fis signe que je partais et qu’elle vienne me retrouver derrière.
Je m’assurai que je laissais tout dans l’état où je l’avais trouvé en rentrant, éteignis les lumières et sortis par la porte du patio. Spiro allait tout de suite s’apercevoir que quelqu’un s’était introduit chez lui, mais il y avait de fortes chances pour qu’il fasse porter le chapeau à Kenny.
— Mets-moi au jus, dit Lula. T’as trouvé quelque chose ?
— Quelques flingues.
— La belle affaire. Un flingue, tout le monde en a.
— Tu en as un, toi ?
— Ouais, ma belle. Tu parles que j’en ai un.
Elle sortit un gros revolver noir de son sac.
— Et réglementaire en plus, dit-elle. C’est Harry l’Étalon qui me l’a filé quand je tapinais. Tu veux savoir pourquoi on l’appelait Harry l’Étalon ?
— Non, merci.
— Cet enfoiré faisait peur à voir. Il pouvait la caser nulle part. Je devais y aller à deux mains pour lui faire la gâterie du pauvre, je te jure !
Je redéposai Lula à l’agence et filai chez moi. Quand je me garai au parking, le ciel s’était noirci sous sa couverture de nuages et une pluie fine s’était mise à tomber. Je mis mon sac à l’épaule et courus à l’intérieur de mon immeuble, tout heureuse d’être au sec.
Mrs. Bestler faisait des tours de hall avec son déambulateur. Un pas, un pas, chbong. Un pas, un pas, chbong.
— Un jour de plus, un dollar de plus, me fit-elle.
— Comme vous dites.
J’entendis rugir et mourir la vague d’applaudissements d’un public à la télé tandis que Mr. Wolesky marmonnait derrière sa porte close.
J’enfonçai ma clef dans ma serrure et inspectai mon appartement d’un regard rapide et suspicieux. Tout semblait en ordre. Pas de messages sur mon répondeur. Et je n’avais pas trouvé de courrier dans ma boîte.
Je me fis un chocolat chaud et une tartine de miel et de beurre de cacahouètes. Je posai l’assiette sur ma tasse, coinçai mon téléphone sous mon bras, pris la liste des numéros de téléphone que j’avais recopiés chez Spiro, et charriai le tout jusqu’à la table de la salle à manger.
Je composai le premier numéro de la liste. Ce fut une femme qui décrocha.
— Je voudrais parler à Kenny, dis-je.
— Vous faites erreur. Il n’y a pas de Kenny ici.
— Ce n’est pas le Grill Colonial ?
— Pas du tout ! Vous êtes chez un particulier.
— Excusez-moi.
Encore sept numéros à vérifier. Même topo pour les quatre premiers : des numéros privés. Sans doute des clients. Le cinquième était celui d’une pizzeria qui livrait à domicile. Le sixième celui de l’hôpital St. Francis. Le septième celui d’un motel à Borden-town. Je me dis que le dernier pouvait peut-être mener quelque part.
J’offris quelques miettes de mon sandwich à Rex, poussai un gros soupir à l’idée de devoir quitter la chaleur et le confort de mon chez-moi, et endossai mon blouson. Le motel était situé sur la Route 206, pas très loin du péage de l’autoroute. C’était un établissement à bas prix construit avant la prolifération des chaînes hôtelières. Il comprenait quarante chambres, toutes en rez-de-chaussée, qui donnaient toutes sur une étroite véranda. De la lumière brûlait dans deux d’entre elles. Sur le bas-côté de la route, l’enseigne au néon signalait que des chambres étaient disponibles. L’extérieur des locaux était propre mais laissait présager un intérieur vieillot, des papiers peints fanés, des dessus-de-lit usés, des lavabos tachés de rouille.
Je me garai près du bureau de la réception et me précipitai au-dedans. Un homme entre deux âges y regardait la télévision.
— B’soir, dit-il.
— Vous êtes le gérant ?
— Ouais. Le gérant, le proprio et l’homme à tout faire.
Je sortis la photo de Kenny de ma poche et la lui mis sous le nez.
— Je cherche cet individu. Vous l’avez vu ?
— Et pourquoi vous le recherchez d’abord ?
— Il n’a pas respecté les accords de sa caution.
— Ça veut dire quoi ça ?
— Ça veut dire que c’est un criminel.
— Vous êtes flic ?
— Chasseuse de primes. Je travaille pour son agence de cautionnement judiciaire.
L’homme regarda la photographie et fis oui de la tête.
— Il est au 17. Il est là depuis trois ou quatre jours.
Il feuilleta son registre.
— Ah, le voilà. John Sherman. Il est arrivé mardi.
Je n’en croyais pas mes oreilles ! Quelle veine !
— Il est seul ?
— Pour autant que je sache, oui.
— Vous avez relevé le numéro de sa voiture ?
— On s’amuse pas à ça ici. On manque pas de places de parking.
Je le remerciai et lui dis que j’allais rester un moment dans les parages. Je lui donnai ma carte en lui demandant de ne pas parler de moi à Sherman s’il le voyait.
J’allai garer la Buick dans un coin reculé du parking, coupai le moteur, bloquai les portières et me tassai sur le siège pour je ne savais combien de temps. Quand Kenny se montrerait, j’appellerais Ranger. Si je n’arrivais pas à le joindre, je me rabattrais sur Morelli.
Vers neuf heures, je me dis que j’aurais peut-être mieux fait de choisir un autre métier. J’avais les orteils gelés et envie de faire pipi. Kenny n’avait pas montré le bout de son nez et il ne se passait rien dans ce motel qui aurait pu briser la monotonie de mon interminable attente. Je fis tourner le moteur pour pouvoir mettre le chauffage et fis quelques exercices musculaires isométriques. Je fantasmai que je couchais avec Batman. Il avait le teint un peu mat, mais j’aimais bien la coquille de sa tenue en latex.
A onze heures, j’allai supplier le gérant de me laisser utiliser ses toilettes. Je lui soutirai une tasse de café et retournai dans ma Grande Bleue. Même si l’attente était pénible, je devais reconnaître qu’elle l’était infiniment moins qu’elle ne l’eût été dans ma Jeep. La Buick me donnait l’impression d’être dans une capsule spatiale, en quelque sorte ; ou dans un missile sur roues avec vitres et sièges capitonnés. Je pouvais m’allonger sur les sièges avant. Quant à la banquette arrière, ses potentialités d’alcôve n’étaient pas à négliger.
Je m’assoupis vers minuit et demi pour me réveiller à une heure et quart. Toujours pas de lumière dans la chambre de Kenny et toujours pas de nouvelle voiture dans le parking.
J’avais trois solutions. Je pouvais continuer à me débrouiller toute seule ; je pouvais demander à Ranger de venir me relayer ; je pouvais plier bagages pour la nuit et rentrez chez moi avant l’aube. Si je mettais Ranger sur le coup, j’allais devoir lui donner une part du gâteau plus grosse que prévu. Si je décidais de continuer à faire cavalier seul, je craignais de m’endormir et de mourir de froid comme la Petite Marchande d’Allumettes. Je choisis donc la troisième solution. Si Kenny rentrait cette nuit, ce serait pour dormir et il serait encore là quand je reviendrais à six heures du matin.