Des étudiants passaient, tête baissée sous le capuchon de leur imper ou de leur sweat-shirt.
Morelli jeta un coup d’œil au parking de la librairie. Bourré à bloc à l’exception de quelques places à l’autre extrémité. Sans hésitation, il se gara le long du trottoir sous une interdiction de stationner.
— Cas d’urgence pour la police ? demandai-je.
— Tu l’as dit, bouffie, me rétorqua-t-il.
Julia était à la caisse, mais comme personne n’achetait, elle se tenait debout, la hanche contre le tiroir-caisse, occupée à se vernir les ongles. Elle fronça légèrement les sourcils en nous voyant entrer.
— Ça m’a tout l’air d’être une journée tranquille, lui dit Morelli.
Julia acquiesça.
— C’est à cause de la pluie.
— Des nouvelles de Kenny ?
Le rouge monta aux joues de Julia.
— En fait, je l’ai vaguement vu hier soir. Il est passé juste après votre départ. Je lui ai dit que vous vouliez lui parler. Je lui ai dit qu’il devait vous appeler. Je lui ai donné votre carte avec le numéro de votre portable et tout…
— Tu crois qu’il va repasser ce soir ?
— Non.
Elle secoua la tête pour confirmer ses dires.
— Il m’a dit qu’il ne repasserait pas. Qu’il devait garder un profil bas parce qu’il était recherché.
— Par la police ?
— Je pense qu’il parlait de quelqu’un d’autre, mais je ne sais pas de qui.
Morelli lui donna une autre carte avec pour instruction de l’appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit si elle avait des nouvelles de Kenny.
Elle resta sur la réserve, et je me dis que nous ne devions pas trop compter sur l’aide de Julia.
On ressortit sous la pluie et on courut jusqu’à la voiture. En dehors de Morelli, le seul matériel de police à se trouver dans la Fairlane était un émetteur-récepteur radio de récupération. Il était réglé sur la longueur d’onde de la police et un standardiste relayait les appels entre deux vagues de parasites. J’avais une radio similaire dans ma Jeep, et je m’efforçais d’apprendre les codes du langage policier. Comme les autres flics que je connaissais, Morelli écoutait d’une oreille, comprenant miraculeusement ces informations brouillées et embrouillées.
Il sortit du campus et je lui posai l’inévitable question :
— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— C’est toi qui as de l’intuition, alors je t’écoute.
— Mon intuition ne m’est pas d’un grand secours ce matin.
— Bon. Alors, voyons ce qu’on a. Que sait-on sur Kenny ?
Depuis la veille au soir, nous savions qu’il était un éjaculateur précoce, mais ce n’était sans doute pas là ce qui intéressait Morelli.
— Un gars du coin. A eu son bac. A devancé l’appel. Démobilisé il y a quatre mois. Toujours sans emploi, mais apparemment ne court pas après l’argent. Pour des raisons inconnues, il a décidé de tirer une balle dans le genou de son copain Moogey Bues. Pris sur le fait par un policier qui n’était pas en service. Pas d’antécédents. Libéré sous caution. N’a pas respecté les clauses de sa caution et a volé une voiture.
— Faux. Il a emprunté une voiture. Il n’est toujours pas revenu la rendre, nuance.
— Tu penses que c’est significatif ?
Morelli s’arrêta à un feu.
— Il lui est peut-être arrivé quelque chose qui l’a obligé à changer ses plans.
— Comme zigouiller le vieux Moogey.
— Julia nous a dit qu’il avait peur d’être recherché.
— Par le père de Léo ?
— Tu ne prends pas cette affaire au sérieux, me dit Morelli.
— Au contraire. Très au sérieux. Mais je n’ai pas beaucoup d’éléments et je remarque que tu ne me dis pas tout ce que tu penses. Qui, selon toi, rechercherait Kenny, par exemple ?
— Quand on a interrogé Kenny et Moogey à propos du coup de feu, ils ont tous les deux déclaré qu’il s’agissait d’un problème personnel et n’ont pas voulu donner d’autres précisions. Peut-être qu’ils étaient tous les deux sur une affaire louche ?
— Et ?
— Et voilà. C’est ce que je pense.
Je le dévisageai un petit moment, essayant de déterminer s’il ne me disait pas tout. Sans doute que non, mais je n’avais aucun moyen d’en être sûre.
— Bon, dis-je en soupirant. J’ai la liste des amis de Kenny. Je vais l’éplucher.
— Comment l’as-tu obtenue ?
— Renseignements confidentiels.
Morelli prit un air peiné.
— Tu es entrée chez lui par effraction et tu as volé son petit livre noir.
— Je ne l’ai pas volé, je l’ai recopié.
— Ne m’en dis pas plus.
Il jeta un coup d’œil à mon sac.
— Ne me dis pas que tu trimbales une arme sans autorisation ?
— Qui, moi ?
— Oh, merde, fit Morelli. Je dois être tombé sur la tête pour faire équipe avec toi.
— C’était ton idée !
— Tu veux que je te donne un coup de main pour cette liste ?
— Non.
Je me disais que ce serait comme donner un billet de Loto à son voisin de palier et lui faire gagner la super-cagnotte.
Morelli se gara derrière ma Jeep.
— Il y a une chose qu’il faut que je te dise avant que tu partes, fit-il.
— Laquelle ?
— J’ai horreur de tes pompes.
— Autre chose ?
— Je suis désolé pour ton pneu hier soir.
— Ouais, tu parles.
Vers cinq heures, j’étais transie de froid, mais j’avais interrogé toutes les personnes figurant sur la liste soit par téléphone soit en face à face, pour ne récolter que très peu d’informations. La plupart de ces gens étaient du Bourg et avaient toujours connu Kenny. Tous m’affirmèrent n’avoir plus eu de contact avec lui depuis son arrestation, et je n’avais aucune raison de les soupçonner de mentir. Personne n’avait jamais entendu parler de quelconques affaires commerciales ou de problèmes personnels entre Kenny et Moogey. Certains témoignèrent du caractère versatile et de la mentalité d’affairiste de Kenny. Tous ces commentaires étaient fort intéressants, mais bien trop vagues pour être d’une quelconque utilité. Certaines de ces conversations furent émaillées de silences longs et pesants qui me mirent mal à l’aise : je me demandais ce qu’ils sous-entendaient.
Comme dernier effort de la journée, je décidai de retourner jeter un coup d’œil à l’appartement de Kenny. Le gardien, momentanément troublé par mon affiliation à la justice, m’avait autorisée à y entrer l’avant-veille. Mine de rien, tout en faisant semblant d’admirer la cuisine, j’avais barboté un double de clef, et maintenant je pouvais jouer les rats d’hôtel quand bon me semblait. La légalité de tout ceci était un peu limite, mais ce ne serait gênant que si je me faisais pincer.
Kenny habitait non loin de la Route 1, dans une vaste résidence du nom de La Colline aux Chênes. Étant donné qu’il n’y avait ni colline ni chênes visibles, je supposais qu’ils avaient été rasés pour faire de la place aux bunkers de deux étages en brique qui, dixit la publicité, étaient des logements de luxe très abordables.
Je me garai sur une des places du parking et plissai les yeux pour mieux voir le hall d’entrée éclairé, à travers la nuit et la pluie. J’attendis qu’un couple, courant depuis sa voiture, soit entré dans l’immeuble. Je fis passer les clefs de Kenny et ma bombe d’autodéfense de mon sac à la poche de mon blouson, mis ma capuche sur mes cheveux mouillés, et fonçai hors de la Jeep. La température était tombée depuis le début de la journée, et la fraîcheur transperçait mon jean mouillé. Vous parlez d’un été indien.