— Je croyais que vous vous entendiez bien ?
— Il me rend dingue avec son règlement à la con et son attitude de béni-oui-oui. Vous devriez le voir dans la salle d’embaumement. Tout y est. On se croirait dans un lieu de culte là-dedans. Constantin Stiva et son putain d’autel des morts. Vous savez ce que j’en pense des morts ? Qu’ils puent.
— Pourquoi travaillez-vous ici en ce cas ?
— Pour le fric, cocotte. J’aime le fric.
Je dus faire un suprême effort sur moi-même pour ne pas me rétracter de dégoût. J’avais l’impression que la bouillie infâme que Spiro avait dans la tête lui sortait par tous les orifices, dégoulinant sur son cou de poulet et son plastron immaculé. Tête de nœud n’était pas la plus belle pour aller danser.
— Vous avez eu des nouvelles de Kenny depuis qu’il a visité votre appartement ?
— Non.
Spiro se renfrogna.
— Dire qu’on était potes, Kenny, Moogey et moi. Inséparables. On a fait les quatre cents coups ensemble. Et puis Kenny s’est engagé dans l’armée, et il a changé. Il s’est cru plus malin que nous. Il avait des idées géniales tout d’un coup.
— Quelles idées ?
— Je ne peux pas vous dire, mais il voyait grand. Ce n’est pas que je ne pourrais pas en avoir des comme ça, mais j’ai d’autres trucs sur le feu.
— Et il vous fait participer à ses idées de génie ? Elles vous rapportent ?
— Ça lui arrivait de me mettre sur le coup. Avec lui, on ne pouvait jamais savoir. C’était un rusé. Et un cachottier. Et on ne s’en rendait pas compte. Il était comme ça avec les femmes aussi. Elles le prenaient pour un type bien.
Spiro retroussa sa lèvre supérieure. Sa façon à lui de sourire.
— Il nous faisait marrer en nous racontant comment il jouait le rôle du « petit ami fidèle jusqu’à la mort » tout en baisant toutes celles qui passaient à sa portée. Ce qu’il pouvait les faire marcher ! Et plus il les cognait, plus elles en redemandaient. On ne pouvait qu’admirer un type pareil. Il avait un truc. Je l’ai vu brûler des femmes à la cigarette ou leur planter des aiguilles dans la peau, et elles continuaient à venir lui manger dans la main.
Je crus que j’allais vomir mon cheeseburger. Je ne savais pas ce qui me dégoûtait le plus des séances d’acupuncture de Kenny ou de l’admiration que Spiro lui vouait.
— Il faut que je parte, dis-je. J’ai des choses à faire.
Entre autres, me désinfecter les idées après cette conversation.
— Attendez une minute, fit Spiro. Je voulais vous parler du problème de ma sécurité. C’est votre spécialité, la sécurité, c’est bien ça ?
Je ne me sentais spécialiste de rien.
— C’est bien ça.
— Alors que dois-je faire vis-à-vis de Kenny ? Je songeais de nouveau à engager un garde du corps. Juste pour la nuit. Quelqu’un qui passerait me prendre ici à la fermeture et m’escorterait jusque chez moi pour être sûr qu’il n’y a pas de problème. J’ai de la chance que Kenny ne se soit pas posté chez moi pour m’attendre l’autre jour.
— Vous avez peur de lui ?
— Il est comme la fumée : impossible à saisir. Il est toujours tapi dans l’ombre à vous tenir à l’œil. À faire des plans.
Nos regards se croisèrent.
— Vous ne le connaissez pas, me dit Spiro. À certains moments, c’est le gars le plus sympa qui soit ; à d’autres, il peut imaginer des choses diaboliques. Croyez-moi, je l’ai vu à l’œuvre. Il vaut mieux que ce ne soit pas contre vous qu’il les imagine.
— Je vous ai déjà dit que… garder votre corps ne m’intéressait pas.
Il sortit une liasse de billets de vingt dollars du tiroir central de son bureau et les compta.
— Cent dollars la nuit, dit-il. Tout ce que vous aurez à faire, c’est de me ramener chez moi sain et sauf. Après, j’assume.
Soudain, je vis l’intérêt de garder Spiro. Je serais sur place si jamais Kenny se pointait chez lui. Je serais en mesure de lui soutirer des renseignements. Et je pourrais ouvertement inspecter son appartement chaque soir. Bon d’accord, par-dessus le marché, je cédai à l’appât du gain. Mais ça aurait pu être pire. J’aurais pu dire oui pour cinquante dollars.
— Je commence quand ?
— Ce soir. Je ferme à dix heures. Soyez ici cinq à dix minutes avant.
— Pourquoi moi ? Pourquoi ne vous trouvez-vous pas un mec baraqué ?
Spiro remit l’argent dans le tiroir.
— Je ne veux pas avoir l’air d’une tante. Avec vous, les gens croiront que vous me draguez. C’est mieux pour mon image de marque. Sauf si vous continuez à vous habiller comme ça. Je pourrais me raviser.
Super.
Je quittai son bureau et aperçus Morelli nonchalamment adossé contre un mur près de la porte d’entrée, les mains fourrées dans les poches de son pantalon, l’air furax. Il me repéra, mais ne changea pas d’expression pour autant. Je lui bidonnai un sourire, traversai le hall à toute vitesse, et franchis la porte avant que Spiro ait une chance de nous voir ensemble.
— Je vois que tu as eu mon message, lui dis-je, en arrivant à la camionnette, accentuant mon sourire cent mille volts.
— Non seulement tu me voles ma camionnette, mais en plus, tu la gares en stationnement interdit.
— Mais tu te gares toujours en stationnement interdit !
— Seulement quand je suis en service et que je n’ai pas le choix… ou quand il pleut.
— Je ne vois pas pourquoi tu es énervé. Tu voulais que je parle à Spiro. C’est ce que j’ai fait.
— Primo, j’ai dû arrêter une voiture de police pour me faire déposer ici, et deuzio, je n’aime pas que tu partes en solo. Je ne veux pas te perdre de vue avant qu’on ait alpagué Mancuso.
— Je suis très touchée de voir que ma sécurité te préoccupe tant.
— Ta sécurité n’a rien à voir là-dedans, baby. Tu as l’art de tomber sur les gens que tu recherches mais tu es infoutue de les arrêter. Je ne tiens pas à ce que tu gâches une nouvelle rencontre avec Kenny. Je veux être là quand tu croiseras de nouveau sa route.
Je m’assis dans la camionnette en poussant un soupir. Quand on a raison, on a raison. Et Morelli avait raison. Je n’étais pas vraiment rapide comme chasseuse de primes. On garda le silence pendant tout le trajet jusque chez moi. Je connaissais ces rues comme ma poche. La plupart du temps, je faisais la route les yeux fermés et me rendais compte tout d’un coup que j’étais arrivée dans mon parking, en me demandant par où j’étais passée. Ce soir, mon attention était en éveil. Si Kenny était dans les parages, je ne voulais pas le manquer. Spiro l’avait comparé à de la fumée et avait dit qu’il vivait dans l’ombre. C’était une vision romanesque. Kenny était l’inadapté moyen qui zonait un peu partout en se racontant qu’il était le petit cousin de Dieu.
Le vent s’était levé, et les nuages filaient au-dessus de nos têtes, nous masquant le croissant argenté de la lune à intervalles réguliers. Morelli se gara à côté de ma Buick et coupa le moteur. Il tendit le bras vers moi et tripota le col de mon blouson.
— Tu as des projets pour ce soir ?
Je le mis au courant de mon nouvel emploi de garde du corps.
Morelli me dévisagea.
— Pourquoi tu fais ça ? me dit-il. Comment t’es-tu laissé entraîner là-dedans ? Si tu savais ce que tu faisais, tu serais morte de trouille.
— Disons que je vis une vie de rêve.
Je jetai un coup d’œil à ma montre. Sept heures et demie et Morelli était toujours en train de travailler.