— Qu’est-ce qui se passe ? leur demanda Morelli.
— On est venus prendre la déposition du gus de chez Stiva, lui répondit Vince. Ton cousin l’a salement tailladé.
Il lança un regard vers la porte derrière le bureau d’accueil.
— Spiro est là, en train de se faire recoudre.
— C’est grave ?
— Ça aurait pu être pire. Kenny a dû vouloir lui trancher la main, mais la lame a glissé sur la gourmette en or de Face de Rat. Attends de voir le bijou, tu comprendras. Tout droit sorti de chez Tiffany’s.
Ce qui eut pour effet de faire pouffer Vince et son acolyte.
— Je suppose qu’on n’a pas arrêté Kenny ? fit Morelli.
— C’est un vrai courant d’air, ce mec.
On trouva Spiro sur un lit d’hôpital au service des urgences, adossé contre l’oreiller. Il y avait deux autres personnes alitées dans la pièce, et Spiro était séparé d’elles par un rideau partiellement tiré. Son avant-bras droit était pris dans un énorme bandage. Sa chemise blanche, ouverte au col, était tachée de sang. Une cravate et un torchon imbibé de sang avaient été jetés par terre à côté du lit.
Quand il me vit, Spiro sortit de sa stupeur.
— Vous étiez censée me protéger ! beugla-t-il. Vous n’êtes jamais là quand j’ai besoin de vous !
— Je ne prends mon service qu’à dix heures moins dix, vous l’avez oublié ?
Il tourna les yeux vers Morelli.
— Il est barje. Votre cousin est complètement barje ! Il a voulu me couper la main, ce con ! Il est mûr pour l’asile. J’étais dans mon bureau, en train de faire tranquillement la facture de Mrs. MacKey, quand j’ai relevé la tête et j’ai vu Kenny devant moi. Et le voilà qui se met à délirer comme quoi je l’aurais volé. Je ne sais absolument pas de quoi il veut parler. Il est fou à lier. Et là-dessus, il me dit qu’il va me découper en rondelles jusqu’à ce que je lui dise ce qu’il veut savoir. Une chance que je portais ma gourmette sinon je serais en train d’apprendre à écrire de la main gauche, moi. Je me suis mis à crier, Louie est arrivé et Kenny a filé. J’exige la protection de la police. Mademoiselle Monts et Merveilles ici présente ne fait pas l’affaire !
— Je peux vous faire raccompagner chez vous, dit Morelli. Mais ensuite, vous serez seul.
Il tendit sa carte à Spiro.
— Au moindre problème, appelez-moi, lui dit-il. Et en cas d’extrême urgence, faites le 911.
Spiro souffla avec ironie et me fusilla du regard.
Je lui souris gentiment.
— On se voit demain ? lui dis-je.
— Ouais, c’est ça. À demain.
Quand on sortit de l’hôpital, le vent était tombé et il bruinait.
— Retour du front chaud, fit Morelli. Après la pluie le beau temps.
On grimpa à bord de la camionnette et, une fois assis, on regarda l’hôpital. La voiture de police était garée dans l’allée réservée aux ambulances. Au bout d’une dizaine de minutes, Roman et son collègue partirent avec Spiro. On les suivit jusqu’à Demby et on attendit qu’ils aient vérifié que l’appartement de Spiro ne présentait aucun danger.
Les policiers quittèrent les lieux. On resta encore quelques minutes.
— On devrait le surveiller, dit Morelli. Kenny ne va pas s’en tenir là. Il va le harceler jusqu’à ce qu’il obtienne ce qu’il veut.
— Peine perdue. Spiro n’a pas ce que veut Kenny.
Morelli, indécis, regardait à travers le pare-brise battu par la pluie.
— Il me faut une autre bagnole, dit-il. Kenny a repéré ma camionnette.
Il allait de soi qu’il avait aussi repéré ma Buick. Qui ne l’avait pas repérée ?
— Et ta voiture banalisée beige ?
— Il la connaît sans doute aussi. Il me faut un truc qui me donne plus d’invisibilité. Une camionnette ou un Bronco aux vitres teintées.
Il mit le contact et débraya.
— Tu sais à quelle heure Spiro ouvre le matin ?
— A neuf heures, en temps normal.
Morelli frappa à ma porte à six heures et demie, et j’avais déjà pris de l’avance. Je m’étais douchée, avais revêtu ce que j’en étais venue à considérer comme ma tenue de travail : jean, chemise chaude, chaussures du jour. J’avais nettoyé la cage de Rex et mis du café à chauffer.
— Bon, je t’explique mon plan, me dit Morelli. Tu suis Spiro et moi je te suis.
Je pensais qu’on pouvait trouver mieux en matière de plan, mais n’en ayant pas d’autre à proposer, je gardai mes réflexions pour moi. Je remplis ma bouteille Thermos de café, mis deux sandwiches et une pomme dans ma petite glacière et branchai mon répondeur.
Il faisait toujours nuit quand je sortis sur le parking. Dimanche matin. Pas de circulation. Ni Morelli ni moi n’étions d’humeur loquace. Sa camionnette n’était pas en vue.
— Tu roules en quoi ? lui demandai-je.
— En Explorer noire. Je l’ai garée dans la rue sur le côté de l’immeuble.
J’ouvris la portière de la Buick et jetai mon barda sur la banquette arrière, y compris une couverture qui, apparemment, ne me serait d’aucune utilité. La pluie avait cessé et le fond de l’air était chaud. Dans les dix degrés.
Je n’étais pas sûre que Spiro avait le même emploi du temps le dimanche. Le salon funéraire était ouvert sept jours sur sept, mais je me doutais que le week-end, les horaires variaient selon les arrivages. Et Spiro n’avait pas une tête à aller à la messe. Je me signai. Je n’arrivais même pas à me rappeler la dernière fois où j’avais mis les pieds dans une église.
— À quoi tu joues ? me fit Morelli. Ça veut dire quoi ce signe de croix ?
— On est dimanche et je ne vais pas à la messe une fois de plus.
Morelli posa une main sur ma tête. Un geste ferme et rassurant. Une chaleur se répandit sous mon crâne.
— Dieu t’en voudra pas, me dit-il.
Il fit glisser sa main jusqu’à ma nuque, attira ma tête vers lui et m’embrassa sur le front. Il m’étreignit et partit à grandes enjambées à travers le parking où il disparut dans la nuit.
Je me carrai dans la Buick, me sentant toute chose et me demandant si mon trouble avait à voir avec Morelli. Mais un bisou sur le front, qu’est-ce que cela voulait dire ? Rien, assurément. Sinon que, de temps en temps, Morelli pouvait être un type bien. Alors, pourquoi est-ce que je souriais comme une idiote ? Parce que j’étais en manque. Ma vie amoureuse était inexistante. Je partageais mon appartement avec un hamster. Bon, ça aurait pu être pire. Je pourrais être toujours mariée à Dickie Orr, l’étalon de ces dames.
Le trajet jusqu’à Century Court se passa sans encombre. Le ciel commençait à s’éclaircir. Traînées de nuages sombres sur bandes de ciel bleu. Dans l’immeuble de Spiro, seul son appartement était éclairé. Je me garai et levai les yeux vers mon rétroviseur pour regarder si je voyais les phares de Morelli. Non. Je me tournai sur mon siège, balayai le parking du regard. Pas d’Explorer.
Aucune importance. Morelli était là, quelque part, pas loin. Enfin, je l’espérais.
Je ne me faisais aucune illusion sur le rôle que me faisait jouer Morelli : celui de l’appât. Je me plaçai bien en évidence sur le devant de la scène dans ma Grande Bleue et ainsi Kenny ne se soucierait pas trop de savoir s’il y avait un autre danger.
Je me servis un café, me préparant mentalement à une longue attente. Une lumière s’alluma dans l’appartement mitoyen à celui de Spiro. Une autre un peu plus bas. Le ciel charbonneux vira au bleu azur. Le jour aussi se levait.
Les jalousies de chez Spiro étaient toujours baissées. Aucun signe de vie dans son appartement. Je commençais à me poser des questions quand la porte de chez lui s’ouvrit et qu’il apparut sur le seuil. Après avoir vérifié qu’il avait bien fermé sa porte à clef, il gagna sa voiture à petits pas pressés. Il conduisait une Lincoln bleu marine – avec vitre de séparation coulissante entre sièges avant et banquette arrière. La voiture de prédilection de tous les jeunes croque-morts. Une location-vente passant dans les frais généraux, sans doute.