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Il arborait une tenue plus décontractée que de coutume. Jean noir délavé et baskets. Épais pull-over vert foncé. Un bandage blanc jaillissait d’une des manches.

Il sortit du parking et s’engagea dans Klockner Street.

Je m’étais attendue à ce qu’il fasse cas de ma présence d’une façon ou d’une autre, mais il passa devant moi sans daigner m’accorder un regard. Il devait surtout se soucier de ne pas salir son pantalon du dimanche.

Je le suivis à une vitesse de croisière. Le trafic était fluide et, de plus, je savais où Spiro se rendait. Je me garai non loin de chez Stiva, à une place d’où j’avais vue sur l’entrée principale, l’entrée latérale ainsi que sur le petit parking et l’allée qui menait à la porte de derrière.

Spiro se gara devant et entra par la porte latérale qui demeura ouverte le temps qu’il compose le code pour débrancher l’alarme. Elle se referma, puis la lumière s’alluma dans son bureau.

Dix minutes plus tard, Louie Moon arrivait.

Je me servis un autre café et mangeai la moitié d’un sandwich. Personne d’autre n’entra ni ne sortit de chez Stiva. À neuf heures et demie, Louie Moon partit au volant du fourgon funéraire. Il revint une heure plus tard, et fit rouler un mort par la porte de derrière. Voilà donc pourquoi Spiro et lui étaient venus travailler un dimanche matin.

À onze heures, je mis mon téléphone cellulaire à contribution pour appeler ma mère et m’assurer que mamie Mazur allait bien.

— Elle est sortie, me dit ma mère. Je m’absente dix minutes et ton père ne trouve rien de mieux à faire que de laisser ta grand-mère sortir avec Betty Greenburg.

À quatre-vingt-neuf ans, Betty Greenburg était un cauchemar ambulant.

— Depuis son attaque en août dernier, Betty perd la boule, poursuivit ma mère. La semaine dernière, elle a pris sa voiture pour aller au supermarché et on l’a retrouvée à Asbury Park. Elle a dit qu’elle avait raté l’embranchement.

— Elles sont parties depuis combien de temps ?

— Bientôt deux heures ! Elles ont dit à ton père qu’elles allaient à la boulangerie. Tu crois que je devrais appeler la police ?

J’entendis, en fond sonore, le claquement d’une porte et des cris.

— C’est elle ! s’écria ma mère. Et elle a une main bandée !

— Passe-la-moi.

Mamie Mazur vint à l’appareil.

— Tu ne le croiras jamais, dit-elle d’une voix tremblante de colère et d’indignation. Il nous est arrivé une chose affreuse. Betty et moi sortions de la boulangerie avec une boîte de biscuits italiens quand tout à coup Kenny Mancuso en personne a surgi de derrière une voiture, crâneur comme pas deux, et a foncé droit sur moi. Alors, il me fait : « Mais regardez donc qui va là, c’est mamie Mazur ! » « Oh, moi aussi je vous connais, que je lui ai dit, vous êtes ce bon à rien de Kenny Mancuso. » « Bien vu, la vieille, qu’il me dit. Et tu sais quoi ? Je suis venu hanter tes cauchemars. »

Elle s’interrompit. Je l’entendis qui reprenait sa respiration.

— Maman m’a dit que tu avais la main bandée ? lui demandai-je.

J’essayais de ne pas la brusquer, mais j’étais pressée de savoir ce qui s’était passé.

— C’est Kenny qui m’a frappée. Avec un pic à glace. Il me l’a planté dans la main, me dit-elle d’une voix où perçait la douleur qu’elle avait ressentie.

Je reculai mon siège au maximum et laissai tomber ma tête entre mes genoux.

— Allô ? fit ma grand-mère. Tu es toujours là ?

Je tâchai de me ressaisir.

— Et maintenant, tu vas bien ? lui demandai-je.

— Oui, oui, ça va. Ils m’ont rafistolée à l’hôpital. Ils m’ont donné du Tylenol, tu sais, c’est à base de codéine. Avec ça, un poids lourd pourrait te rouler dessus que tu ne sentirais rien. Et puis compte tenu du fait que j’étais choquée, ils m’ont donné un décontractant. Les médecins m’ont dit que j’avais eu de la chance que le pic n’ait rien touché d’important. Il est passé entre les os. Du travail bien fait, si l’on peut dire.

— Et Kenny ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Il a détalé comme le chien galeux qu’il est. En disant qu’il reviendrait. Que ce n’était qu’un début.

Sa voix se brisa.

— Non mais tu te rends compte ? gémit-elle.

— Le mieux serait que tu ne sortes plus pendant un moment.

— C’était bien mon intention. Je suis très fatiguée. Je vais me faire un thé bien chaud.

Ma mère reprit l’appareil.

— Où va le monde ? dit-elle. Une vieille dame se fait agresser en plein jour en sortant de chez son boulanger à deux pas de chez elle !

— Je vais laisser mon téléphone cellulaire branché. Ne laisse pas sortir mamie et appelle-moi s’il se passe quelque chose.

— Tu trouves que ce n’est pas suffisant ?

Je raccrochai et branchai mon téléphone cellulaire. Mon cœur battait à tout rompre et mes paumes étaient moites de sueur. Je m’efforçai de raisonner calmement mais j’avais les idées brouillées par l’émotion. Je descendis de la Buick et cherchai la voiture de Morelli des yeux. J’agitai les bras au-dessus de ma tête en un signal de détresse.

Mon téléphone cellulaire sonna. C’était Morelli. Sa voix était empreinte d’impatience ou d’anxiété. Difficile de trancher.

— Quoi ? fit-il.

Je lui racontai les déboires de mamie Mazur et attendis sa réaction tandis que le silence se tendait à craquer entre nous. Finalement, il poussa un juron et un soupir de dégoût. Ce devait être dur pour lui. Mancuso faisait partie de sa famille.

— Je suis désolé, dit-il. Je peux faire quelque chose ?

— M’aider à choper Mancuso.

— On va le choper, ne t’en fais pas.

Notre crainte commune de ne pas l’arrêter assez vite demeura dans le non-dit.

— Tu es toujours partante pour continuer à servir de gibier ? me demanda Morelli.

— Jusqu’à six heures. Je vais dîner chez mes parents ce soir. Je veux aller voir ma grand-mère.

Il n’y eut aucun autre signe d’activité jusqu’à une heure, moment où le salon funéraire ouvrit ses portes pour les visites d’après-midi. Je braquai mes jumelles sur les fenêtres de la pièce sur rue et aperçus Spiro en costume-cravate. Il devait avoir des vêtements de rechange sur son lieu de travail. Des voitures entraient et sortaient régulièrement du parking et je me rendis compte à quel point il serait très facile pour Kenny de se fondre dans ces allées et venues. Il lui suffisait de se coller une fausse barbe ou une fausse moustache, de mettre un chapeau, une perruque, et le tour était joué. Qui prêterait attention à un visiteur de plus sortant de chez Stiva ?

A deux heures, je gagnai le trottoir d’en face.

Spiro poussa un soupir en me voyant et, instinctivement, il rapprocha son bras blessé de son corps. Ses gestes étaient d’une brusquerie inhabituelle ; sa mine, lugubre. Il me donnait l’impression d’avoir l’esprit troublé. Il était le rat lâché dans un labyrinthe, grattant avec ses pattes pour franchir des obstacles, courant dans des galeries sans issues, cherchant désespérément la sortie.

Un homme était assis, seul, à la table où était servi le thé. La quarantaine, de taille moyenne, de l’embonpoint. Il était en tenue sport. Sa tête me disait quelque chose. Il me fallut un petit moment pour le resituer. Je l’avais vu à la station-service de Delio au moment où on emportait le cadavre de Moogey Bues dans une housse en plastique. J’avais pensé qu’il faisait partie de la brigade criminelle, mais peut-être travaillait-il à celle des mœurs, ou peut-être était-il un agent fédéral.