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Je m’approchai de lui et me présentai.

— Andy Roche, dit-il, me tendant la main.

— Vous travaillez avec Morelli.

Il se figea un bref instant, le temps qu’il se reprenne.

— Ça m’arrive, dit-il.

Je pris un biscuit.

— Agent fédéral ? fis-je.

— Trésor public.

— Vous allez rester ici ?

— Le plus longtemps possible. On a amené un mort bidon aujourd’hui. Je suis son frère éploré qui ne l’avait pas vu depuis longtemps.

— Très malin.

— Ce type, ce Spiro, toujours aussi pisse-froid ?

— La journée d’hier a été rude pour lui. Et il n’a pas beaucoup dormi cette nuit.

12

Donc, Morelli ne m’avait pas mise au courant pour Andy Roche. Et alors ? Quoi de neuf sous le soleil ? Morelli cachait toujours son jeu. C’était son style. Il ne montrait jamais toutes ses cartes. À personne. Ni à son chef, ni à ses coéquipiers, encore moins à moi. Alors, pas de quoi prendre la mouche. Après tout, le but était d’arrêter Kenny. Les moyens d’y parvenir n’avaient pas beaucoup d’importance.

Je n’insistai pas auprès de Roche et allai échanger quelques mots avec Spiro. Oui, Spiro voulait toujours que j’aille le border. Non, Kenny ne s’était pas remanifesté.

J’allai aux toilettes puis regagnai la Buick. À cinq heures, je pliai bagage, incapable de chasser des visions de mamie Mazur se faisant poignarder au pic à glace. Je passai chez moi, jetai des vêtements dans une corbeille à linge, y ajoutai du maquillage, du gel coiffant et mon sèche-cheveux, et portai le tout à ma voiture. Je remontai chercher Rex, branchai mon répondeur, laissai la lumière de la cuisine allumée et sortis en verrouillant la porte. Le seul moyen que j’avais de protéger ma grand-mère était encore de retourner chez mes parents.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit ma mère quand elle vit la cage de Rex.

— Je viens passer quelques jours ici.

— Tu as enfin laissé tomber ce travail ! Ce n’est pas trop tôt ! J’ai toujours pensé que tu méritais mieux.

— Ce n’est pas ça. J’ai besoin de me changer les idées.

— J’ai installé la machine à coudre et la planche à repasser dans ta chambre. Comme tu disais que tu ne reviendrais jamais vivre à la maison…

Je tenais la cage de Rex à pleins bras.

— J’avais tort. Me revoilà. Je m’arrangerai, ne t’en fais pas.

— Frank ! cria ma mère. Viens aider ta fille, elle revient habiter chez nous !

Je la poussai du coude pour passer et m’engageai dans l’escalier.

— Pour quelques jours seulement. C’est provisoire.

— La fille de Stella Lombardi disait la même chose et ça fait trois ans qu’elle est chez ses parents.

Je sentis un cri se former au tréfonds de moi.

— Si tu m’avais prévenue, poursuivit ma mère, j’aurais fait un peu de ménage. J’aurais changé le dessus-de-lit.

D’un coup de genou, j’ouvris la porte de ma chambre.

— Pas la peine de changer le dessus-de-lit, dis-je. Celui-là est très bien.

Je zigzaguai dans le fouillis ambiant et posai Rex sur le lit, le temps de dépoussiérer le plateau de la coiffeuse.

— Comment va mamie ? demandai-je.

— Elle fait la sieste.

— Je faisais la sieste, cria mamie Mazur de sa chambre. Vous faites un boucan à réveiller les morts. Qu’est-ce qui se passe ?

— Stéphanie revient habiter avec nous.

— Qu’est-ce qui lui prend ? On s’ennuie à cent sous de l’heure ici.

Ma grand-mère passa la tête par l’entrebâillement de ma porte.

— Tu n’es pas enceinte au moins ?

Mamie Mazur se faisait faire une indéfrisable une fois par semaine. Entre deux séances chez le coiffeur, elle devait dormir la tête dans le vide sur le côté du lit car si les bouclettes perdaient de leur fermeté au fil de la semaine, elles n’étaient jamais tout à fait aplaties. Aujourd’hui, on avait l’impression qu’on lui avait laqué ses cheveux à l’amidon avant de la faire passer dans une tornade. Sa robe était froissée suite à sa sieste, elle portait des chaussons en velours rose et sa main gauche était recouverte d’un bandage.

— Comment va ta main ? lui demandai-je.

— Elle recommence à trembler. Il faut que je reprenne de leurs pilules.

En dépit de la planche à repasser et de la machine à coudre qui occupaient une grande partie de l’espace, ma chambre n’avait pas beaucoup changé au cours de ces dix dernières années. Elle était petite et n’avait qu’une seule fenêtre. Les rideaux blancs étaient doublés d’un tissu plastifié. La première semaine de mai, on les remplaçait par des voilages. Les murs étaient peints en vieux rose ; les plinthes et les moulures en blanc. Le lit à deux places était recouvert d’un dessus-de-lit à fleurs roses dont la texture et les couleurs avaient été fanées par le temps et les essorages en machine. J’avais une petite penderie pleine de vêtements pour les quatre saisons, une coiffeuse et une table de chevet en érable sur laquelle était posée une lampe en pâte de verre d’un blanc laiteux. La photo de la remise de mon diplôme au lycée était toujours accrochée au mur. Ainsi qu’une autre de moi en majorette. Je n’avais jamais complètement réussi à maîtriser l’art de lancer le bâton, mais j’étais parfaite quand je me pavanais en bottes le long d’un terrain de football. Un jour, pendant le défilé entre les deux mi-temps, j’avais perdu le contrôle de mon bâton qui était allé valdinguer parmi les joueurs de trombone. J’en frémissais encore.

Je montai ma corbeille de linge dans ma chambre et la fourrai dans un coin, vêtements et le reste. La maison était pleine d’odeurs de cuisine et de bruits de couverts qu’on dressait. Au salon, mon père zappait d’une chaîne sur l’autre, augmentant le volume pour dominer le brouhaha venant de la cuisine.

— Baisse ! lui cria ma mère. Tu vas tous nous rendre sourds !

Mon père se concentra sur l’écran, faisant celui qui n’entendait pas.

Au moment où je prenais place à table pour dîner, mes plombages vibraient et ma paupière gauche tressautait spasmodiquement.

— Comme ça fait plaisir d’être tous à nouveau réunis, dit ma mère. Quel dommage que Valérie ne soit pas là.

Valérie, ma sœur, mariée au même homme depuis un siècle avait deux enfants. Valérie était la fille normale de la famille.

Mamie Mazur, assise en face de moi, faisait vraiment peur à voir, les cheveux toujours décoiffés et le regard dans le vide. Comme dirait mon père, encore une qui s’était levée en oubliant d’allumer la lumière.

— Combien de comprimés de codéine a-t-elle pris ? demandai-je à ma mère.

— Un seul, à ce que je sache.

Je sentis ma paupière tressaillir et posai un doigt dessus.

— Elle a l’air… ailleurs.

Mon père cessa de beurrer une tranche de pain et leva les yeux. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se ravisa et reprit son activité.

— Maman, cria ma mère, tu as pris combien de comprimés ?

La tête de ma grand-mère pivota en direction de ma mère.

— Quels comprimés ?

— C’est terrible qu’une vieille dame ne puisse plus être en sécurité dans la rue, dit ma mère. On se croirait à Washington ! Bientôt, on va nous tirer dessus depuis des voitures. Le Bourg n’était pas comme ça dans ma jeunesse.

Je ne voulais pas lui détruire ses illusions, mais dans sa jeunesse, au Bourg, il y avait une voiture de mafiosi garée toutes les trois rues. Les hommes étaient sortis de chez eux manu militari, encore en pyjama, et emmenés sous la menace d’un revolver jusqu’à Mea-dowlands ou à la décharge de Camden pour un sacrifice rituel. Normalement, les voisins ne couraient aucun danger mais il y avait toujours le risque de se prendre une balle perdue.