Le Bourg était ni plus ni moins qu’avant à la merci des Mancuso et des Morelli. Kenny était plus fou et plus tête brûlée que les autres, mais je soupçonnais qu’il n’était pas le premier Mancuso à laisser une cicatrice sur le corps d’une femme. A ma connaissance, aucun autre homme de sa famille n’avait jamais lardé une vieille dame de coups de pic à glace, mais les Mancuso et les Morelli étaient réputés pour leur tempérament violent, alcoolique, et pour leur bagou pour attirer une femme dans une relation masochiste.
Je le savais d’expérience. Lorsque Morelli avait passé à l’abordage de mon Petit Bateau quatorze ans plus tôt, il n’avait pas été violent, certes, mais il n’avait pas été d’une extrême douceur non plus.
A sept heures, ma grand-mère dormait comme une souche, ronflant comme un sapeur ivre mort.
Je mis ma veste et pris mon sac.
— Où vas-tu ? me demanda ma mère.
— Chez Stiva. Il m’a embauchée pour l’aider.
— Ah, ben voilà un travail, fit ma mère. Il pourrait y avoir pire que travailler pour Stiva.
Je sortis, fermai la porte derrière moi et pris une profonde inspiration histoire de changer d’air. Il faisait frais. Mon tic oculaire s’apaisa sous le ciel noir de la nuit. Poochie était assis dans la véranda de la maison d’en face, à mener sa vie de chien, attendant d’entendre l’appel de la nature.
Je roulai jusque chez Stiva et me garai au parking. À l’intérieur, Andy Roche avait repris sa place à la table à thé.
— Comment ça va ? lui demandai-je.
— Une vieille dame vient de me dire que je ressemblais à Harrison Ford.
Je choisis un biscuit dans l’assiette posée derrière lui.
— Vous ne devriez pas être auprès de feu votre frère ?
— On n’était pas tellement proches.
— Où est Morelli ?
Roche parcourut la pièce d’un regard nonchalant.
— Une question à laquelle personne ne peut jamais répondre.
Je retournai à ma voiture. À peine m’étais-je installée que le téléphone sonnait.
— Comment va ta grand-mère ? me demanda Morelli.
— Elle dort.
— Ton retour chez papa-maman est temporaire, j’espère. J’avais des projets pour toi en chaussures violettes.
Je restai sans voix. J’étais persuadée que Morelli avait surveillé Spiro alors qu’en fait il m’avait suivie. Je fis la moue. J’étais nulle comme chasseuse de primes.
— Je ne voyais pas d’autre solution, lui dis-je. Je me fais du souci pour ma grand-mère.
— Tu as une famille formidable, mais je ne te donne pas deux jours avant d’être sous Valium.
— On ne marche pas au Valium chez nous ; on se shoote au flan au fromage blanc.
— A chacun son trip, fit Morelli.
Et il raccrocha.
À dix heures moins dix, je m’engageai dans l’allée de chez Stiva et me garai sur le côté, laissant juste assez de place pour que la voiture de Spiro puisse passer. Je verrouillai les portières de la Buick et entrai dans le salon funéraire par la porte latérale.
Spiro, l’air nerveux, disait des au revoir. Louie Moon n’était pas en vue. Andy non plus. Je me glissai dans la cuisine et fixai mon étui à revolver à ma ceinture. Après avoir mis une cinquième balle dans le barillet de mon .38, je l’enfonçai dans l’étui. Je fixai un deuxième étui pour ma bombe lacrymogène et un troisième pour ma torche électrique. Je me disais que pour cent dollars la prestation, Spiro méritait bien la totale. J’aurais une crise de tachycardie si jamais je devais me servir de mon arme, mais ça, c’était mon petit secret.
Je portais une veste longue qui masquait mon attirail. Juridiquement, cela signifiait que je pouvais être inculpée pour dissimulation d’armes. Malheureusement, l’autre solution ferait sauter le standard du téléphone arabe du Bourg pour dire que je braquais Stiva à main armée. La menace d’une arrestation n’était rien en comparaison.
Lorsque le dernier des endeuillés fut parti, je fis monter Spiro dans les pièces ouvertes au public situées dans les deux derniers étages du bâtiment, en fermant portes et fenêtres à clef. Seules deux pièces étaient occupées. Dont l’une par le faux frère.
Le silence qui régnait était stressant et la présence de Spiro ne faisait que renforcer le malaise que j’éprouvais face à la mort. Spiro Stiva, le Croque-Mort Démoniaque. Je gardais la main posée sur la crosse de mon petit Smith & Wesson en me disant que j’aurais peut-être mieux fait de le charger avec des balles d’argent.
On traversa la cuisine jusque dans le couloir du fond. Spiro ouvrit la porte menant à la cave.
— Minute ! lui dis-je. Où allez-vous ?
— Nous devons aller vérifier la porte de la cave.
— » Nous ? »
— Oui, nous. Comme dans moi et mon putain de garde du corps.
— Je ne crois pas.
— Vous voulez être payée ou pas ?
Bon argument.
— Il y a des cadavres là en bas ?
— Navré, on est en rupture de stock.
— Alors qu’est-ce qu’il y a en bas ?
— La chaudière, bordel !
Je dégainai mon arme.
— Je vous suis, dis-je à Spiro.
Spiro lorgna mon petit cinq coups.
— Nom d’un chien, voilà bien une arme de gonzesse !
— Je parie que vous ne diriez pas ça si je vous tirais une balle dans le pied.
Ses yeux d’obsidienne se fixèrent sur les miens.
— Bon, on descend ou quoi ? dit-il.
La cave consistait en une vaste pièce et ressemblait, en gros, à n’importe quelle cave. À part qu’il y avait des cercueils empilés dans un coin.
La porte qui donnait sur l’extérieur se trouvait à droite au pied de l’escalier. Je m’assurai que le verrou était bien tiré.
— Il n’y a personne, dis-je à Spiro, rengainant mon arme.
Je n’étais pas trop sûre de savoir sur qui j’avais envie de tirer. Sur Kenny, sans doute. Sur Spiro, peut-être. Sur des fantômes, qui sait ?
On remonta au rez-de-chaussée et j’attendis dans le couloir pendant que Spiro farfouillait dans son bureau. Il en ressortit vêtu d’un pardessus et portant un sac de sport.
Je le suivis jusqu’à la porte de derrière que je maintins ouverte pendant qu’il branchait l’alarme et coupait l’interrupteur. L’éclairage intérieur baissa au minimum ; l’éclairage extérieur subsista.
Spiro ferma la porte et sortit ses clefs de voiture de la poche de son pardessus.
— On va prendre la mienne, dit-il. Vous montez avec moi.
— Et si vous preniez la vôtre et moi la mienne ?
— Pas question. Pour les cent dollars que je vous paie, je veux avoir Calamity Jane à côté de moi. Vous pourrez rentrer chez vous avec ma voiture et repasser me chercher demain matin.
— Ce n’est pas ce dont nous étions convenus.
— Vous étiez bien dans mon parking ce matin. Je vous ai vue en train d’attendre que Kenny se montre pour le ramener en prison à coups de pied au cul. Alors pourquoi faire tout un plat à l’idée de devoir m’accompagner au travail !
La Lincoln de Spiro était garée tout près de la porte. Il la visa avec sa télécommande et les portières se déverrouillèrent. Il se détendit une fois qu’on fut installés à l’intérieur sans problème.
Nous étions au beau milieu d’une flaque de lumière dans l’allée déserte. Pas un bon endroit où s’attarder. Surtout si Morelli, d’où il était, ne pouvait voir cette partie du bâtiment.