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— Démarrez, dis-je à Spiro. On est une cible facile pour Kenny ici.

Il mit le moteur en route mais n’avança pas d’un pouce.

— Que feriez-vous si Kenny bondissait tout à coup à côté de la voiture et pointait un revolver sur vous ? me demanda-t-il.

— Je n’en sais rien. On ne peut jamais prévoir ce qu’on ferait en pareille situation… jusqu’à ce qu’elle se présente.

Spiro réfléchit un petit moment, tira une bouffée de sa cigarette et débraya.

On s’arrêta à un feu à l’angle de Hamilton Avenue et de Gross Street. Spiro ne tourna pas la tête, mais je vis son regard obliquer en direction de la station-service de Delio. Les pompes à essence et le bureau étaient éclairés ; les ateliers de réparation fermés. Plusieurs voitures et une camionnette étaient garées devant le dernier, en attente d’être réparées le lendemain.

Spiro garda le silence. Son visage ne trahissait aucune émotion. Je ne pus m’empêcher de me demander ce qu’il ressentait.

Le feu passa au vert et l’on franchit le carrefour. Nous avions parcouru la moitié de la rue quand soudain je fis le rapprochement.

— Oh, mon Dieu ! m’écriai-je. Faites demi-tour ! Retournez à la station-service !

Spiro pila et s’arrêta sur le côté.

— Que se passe-t-il ? Vous avez vu Kenny ?

— Non, pas Kenny, une camionnette. Grosse, blanche, avec une raison sociale en lettres noires !

— Vous n’avez pas mieux à me proposer ?

— Quand j’ai interrogé la femme qui dirige l’entrepôt, elle m’a dit qu’elle avait vu une camionnette comme celle-là faire plusieurs allers-retours dans le coin de votre hangar. C’était trop vague pour être significatif sur le moment.

Dès que la circulation lui en donna l’occasion, Spiro exécuta un demi-tour en règle et alla se garer à l’entrée de la voie d’accès à la station-service, derrière les voitures laissées en dépôt. Il y avait peu de chances que Sandeman soit toujours là, mais je tendis le cou pour voir dans le bureau au cas où. Je ne tenais pas à avoir une altercation avec lui.

On descendit de voiture et on s’approcha de la camionnette. Elle était aux Meubles Macko. Je connaissais le magasin. C’était une petite entreprise familiale qui était résolument restée dans le centre-ville quand ses concurrents partaient s’installer dans des galeries marchandes en bord de nationales.

— Ça vous dit quelque chose ? demandai-je à Spiro.

— Non. Je ne connais personne aux Meubles Macko.

— Elle pourrait contenir des cercueils.

— On peut en dire autant d’une cinquantaine de camionnettes à Trenton.

— Oui, seulement celle-ci se trouve au garage où travaillait Moogey. Et Moogey était au courant pour les cercueils. C’est lui qui vous les avait ramenés de Fort Braddock.

Ravissante idiote refile infos à lèche-bottes, songeai-je. Allez, lèche-bottes, laisse-toi aller, et refile-moi infos à ton tour.

— Donc, vous pensez que Moogey était de mèche avec quelqu’un des Meubles Macko et qu’ils ont décidé de voler mes cercueils, dit-il.

— C’est possible. Ou peut-être que Moogey a emprunté la camionnette pendant qu’elle était en révision.

— Qu’aurait bien pu vouloir faire Moogey de vingt-quatre cercueils ?

— À vous de me le dire.

— Même avec le vérin hydraulique, il faudrait être au moins deux pour soulever les cercueils.

— Ça ne me paraît pas être un problème insurmontable. Vous trouvez un gros lard, vous lui donnez la pièce et il vous aide à transbahuter les cercueils.

— Je ne sais pas, fit Spiro, les mains enfoncées dans ses poches. J’ai quand même du mal à croire que Moogey ait pu faire ça. Il y avait deux choses dont on pouvait être sûr avec lui : il était dévoué et con. Moogey était un gros trouduc bouché. Kenny et moi, on le laissait sortir avec nous parce qu’il nous faisait marrer. Il nous obéissait au doigt et à l’œil. On lui disait, hé Moogey, et si on faisait passer une tondeuse à gazon sur les poils de ta queue ? Et il nous répondait, ouais, d’accord, faut que je bande d’abord ?

— Il était peut-être moins bête que vous ne croyiez.

Spiro resta silencieux pendant quelques secondes, puis il tourna les talons et repartit en direction de la Lincoln. On ne dit mot pendant tout le restant du trajet. En arrivant au parking de chez Spiro, je ne pus résister à la tentation de revenir sur la question.

— C’est quand même drôle votre trio, dis-je. Kenny est persuadé que vous avez quelque chose à lui. Et maintenant nous pensons que Moogey avait peut-être quelque chose à vous.

Spiro se glissa dans une place, coupa le contact et se tourna vers moi. Il passa son bras gauche par-dessus le volant, les pans de son pardessus s’écartèrent et j’aperçus la crosse d’un revolver et un holster.

— Où voulez-vous en venir ? me demanda Spiro.

— Nulle part. Je pensais à voix haute. Je me disais que Kenny et vous aviez beaucoup de points communs.

Nos regards se croisèrent, et un frisson de peur glacée parcourut ma colonne vertébrale et alla mourir dans mon ventre. Morelli avait raison au sujet de Spiro. Il vendrait père et mère, et n’hésiterait pas à brûler ma cervelle d’oiseau. J’espérais de toutes mes forces que je n’étais pas allée trop loin.

— Vous feriez peut-être mieux d’arrêter de penser à haute voix, dit-il. Voire de penser tout court.

— Je vais augmenter mes tarifs si vous le prenez comme ça…

— Bordel, fit Spiro, vous êtes déjà surpayée. Pour cent dollars la nuit, je pensais que c’était pipe comprise.

Ce seraient de longues années derrière les barreaux qui allaient être comprises, et ce fut cette idée réconfortante qui me permit de faire mon numéro de garde de corps, allumant les lumières de chez lui à coups secs, passant ses placards au peigne fin, comptant les moutons sous son lit, et ayant un haut-le-cœur devant les traces de mousse de savon sur son rideau de douche.

Après lui avoir assuré que la voie était libre, je repris la Lincoln et retournai au salon funéraire pour récupérer ma voiture.

À quelques rues de chez mes parents, j’aperçus Morelli dans mon rétro. Il s’arrêta, laissa tourner le moteur pendant que je faisais mon créneau, et ne vint se garer derrière moi qu’une fois que je fus descendue de la Buick. Je me dis que je ne pouvais lui en vouloir d’être prudent.

— Qu’est-ce que t’es allée faire à la station-service ? me demanda-t-il. Tu voulais voir la réaction de Spiro devant la camionnette ?

— On ne peut rien te cacher.

— Et alors ?

— Il dit qu’il ne connaît personne aux Meubles Macko. Et il ne croit pas en la possibilité que Moogey ait pu voler les cercueils. Apparemment, Moogey était le souffre-douleur du trio. Je ne suis même pas certaine qu’il soit impliqué dans cette affaire.

— C’est quand même lui qui a amené les cercueils dans le New Jersey.

Je m’adossai à la Buick.

— Peut-être que Kenny et Spiro n’avaient pas mis Moogey dans le coup mais qu’à un moment il a découvert ce qui se tramait et il a voulu en tirer parti.

— Et tu penses qu’il a « emprunté » la camionnette pour transporter les cercueils ?

— C’est une version possible, dis-je, me détachant de la Buick et remontant mon sac sur mon épaule. Je passe chercher Spiro chez lui à huit heures demain matin pour l’accompagner à son travail.

— Je t’attendrai dans son parking.

J’entrai dans la maison plongée dans l’obscurité et m’immobilisai un moment dans le hall d’entrée. C’est toujours endormie qu’elle était la plus belle, dégageant un air de contentement. Même si la journée ne s’était pas très bien passée, elle l’avait menée à bien et avait tenu bon pour sa famille.