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Je suspendis ma veste dans le placard de l’entrée et gagnai la cuisine sur la pointe des pieds. Trouver de quoi manger dans ma cuisine était toujours un quitte ou double. Chez ma mère, c’était un « à tous les coups l’on gagne ». J’entendis un grincement venant de l’escalier et reconnus le pas de ma mère.

— Comment ça s’est passé chez Stiva ? me demanda-t-elle.

— Bien. Je l’ai aidé à fermer et je l’ai accompagné chez lui.

— Je suppose qu’il ne peut pas conduire avec sa blessure. Il paraît qu’on lui a mis vingt-trois agrafes.

Je sortis du jambon et du provolone du frigo.

— Attends, je te les fais, dit ma mère, prenant le pain de seigle sur le comptoir.

— Je peux me débrouiller, protestai-je.

— Tu ne coupes pas le jambon assez fin.

Elle fit un sandwich pour chacune, servit deux verres de lait et posa le tout sur la table.

— Tu aurais pu l’inviter à manger un sandwich, dit-elle.

— Qui ? Spiro ?

— Non. Joe Morelli.

Ma mère ne cessait de m’étonner.

— À une époque, tu l’aurais fichu dehors de chez nous à coups de balai.

— Il a changé.

Je mordis dans mon sandwich à belles dents.

— C’est ce qu’il me dit.

— Il paraît que c’est un flic bien.

— Ne pas confondre flic bien et mec bien.

Je m’éveillai, ne sachant plus où j’étais, les yeux fixés sur un plafond d’une vie antérieure. La voix de mamie Mazur me ramena à la réalité.

— Si je ne rentre pas dans la salle de bains tout de suite, il va y avoir des cochonneries dans le couloir, criait-elle. Le dîner d’hier dégouline en moi comme de la graisse d’oie.

J’entendis la porte s’ouvrir, puis mon père marmonner quelque chose d’incompréhensible. Ma paupière se mit à tressauter. J’y plaquai une main et braquai mon autre œil sur mon réveil sur la table de nuit. Sept heures et demie. Merde ! Moi qui voulais arriver tôt chez Spiro. Je sautai du lit et fouillai dans ma corbeille à linge en quête d’un jean et d’une chemise propres. Je me donnai un coup de brosse et fonçai dans le couloir non sans avoir pris mon sac au passage.

— Mamie ! braillai-je à travers la porte. Tu en as pour longtemps ?

— Est-ce qu’on demande au pape s’il est catholique ? me cria-t-elle.

Bon, je pouvais repousser la salle de bains d’une demi-heure. Après tout, si je m’étais levée à neuf heures, je ne l’aurais utilisée que dans une heure et demie.

— Où vas-tu ? me demanda ma mère qui me surprit, veste en main. Tu n’as pas pris ton petit déjeuner.

— J’ai dit à Spiro que je passais le chercher.

— Il peut attendre. Les morts ne lui en voudront pas s’il arrive avec un quart d’heure de retard. Viens manger !

— Je n’ai pas le temps.

— J’ai fait une bonne bouillie d’avoine. C’est déjà sur la table. Je t’ai servi ton jus d’orange.

Elle avisa mes chaussures.

— Mais qu’est-ce que tu as aux pieds ?

— Des Doc Martens.

— Ton père portait des chaussures comme ça quand il était à l’armée.

— Ce sont des super chaussures, dis-je. Je les adore. Tout le monde en porte.

— Les femmes qui aiment les autres femmes en portent, oui. Pas celles qui veulent se trouver un bon mari. Tu n’es pas lesbienne, au moins ?

Je m’appliquai une main sur l’œil.

— Qu’est-ce qui ne va pas, tu as un problème aux yeux ?

— J’ai la paupière qui tressaute.

— Mais tu es trop nerveuse aussi ! C’est à cause de ton travail. Regarde comme tu pars dans la précipitation dès le matin. Et qu’est-ce que tu portes à ta ceinture ?

— Une bombe lacrymogène.

— Quoi ? Ta sœur ne sort pas avec ce genre d’accessoires.

Je consultai ma montre. En mangeant très vite, je pouvais toujours être chez Spiro à huit heures.

Mon père, attablé devant un café, lisait son journal.

— Alors, comment va la Buick ? me demanda-t-il. Tu lui donnes bien du super ?

— La Buick va bien. Pas de problème.

Je bus le jus d’orange d’un trait et goûtai à la bouillie d’avoine. Elle manquait de quelque chose. De chocolat, peut-être. Ou de glace. J’ajoutai trois cuillerées de sucre et du lait.

Mamie Mazur vint nous rejoindre.

— Ma main va un peu mieux, dit-elle. Mais j’ai un mal de tête carabiné.

— Tu n’as qu’à rester à la maison aujourd’hui, lui dis-je. Tu te reposeras.

— Je vais aller me reposer chez Clara. J’ai l’air d’un épouvantail à moineaux. Je me demande comment j’ai fait pour avoir mes cheveux dans cet état.

— Personne ne le verra si tu ne sors pas d’ici, avançai-je.

— Et si quelqu’un vient ? Si le beau Morelli revenait me faire une petite visite ? Tu crois que j’ai envie qu’il me voie avec cette tête-là ? Et puis de toute façon, il faut que je me montre tant que j’ai encore mon pansement et que je défraye la chronique. Ce n’est pas tous les jours qu’une vieille se fait agresser chez son boulanger.

— J’ai des trucs urgents à faire ce matin, mais je vais revenir et je t’accompagnerai chez le coiffeur, dis-je à ma grand-mère. D’ici là, tu ne sors pas.

J’ingurgitai le restant de bouillie d’avoine et une demi-tasse de café. Je pris mon blouson, mon sac et filai. J’avais la main sur la poignée de la porte que le téléphone sonnait.

— C’est pour toi, me dit ma mère. C’est Vinnie.

— Je ne veux pas lui parler. Dis-lui que je suis partie.

Mon téléphone cellulaire sonna quand je débouchai dans Hamilton Avenue.

— Tu aurais pu me prendre avant de sortir, me dit Vinnie. Ça m’aurait coûté moins cher.

— Quoi ? Je n’entends rien… ça va couper…

— Arrête tes conneries, tu veux.

Je fis des bruits de friture.

— Et je ne marche pas non plus à ton numéro de bruiteuse, dit Vinnie. Radine tes fesses à l’agence dans la matinée.

Je ne vis Morelli nulle part dans le parking de chez Spiro, mais je supposai qu’il était là. Je repérai deux camionnettes et un camion bâché. Trois possibilités.

J’allai chercher Spiro et on partit pour le salon funéraire. Quand je m’arrêtai au feu à l’angle de Hamilton Avenue et de Gross Street, on tourna tous deux la tête vers la station-service.

— On devrait peut-être aller poser quelques questions, suggéra Spiro.

— Lesquelles ?

— Au sujet de la camionnette de livraison. Juste comme ça. Ça pourrait être intéressant de voir si c’était bien Moogey qui avait volé les cercueils.

J’avais deux possibilités. Soit je le mettais au supplice en disant « À quoi bon, laissons tomber », et passais mon chemin ; soit je pouvais entrer dans son jeu pour voir ce qu’il en sortirait. Il était indéniable que j’aurais du mérite à torturer Spiro, mais mon intuition me dicta de laisser la balle dans son camp et de suivre le mouvement.

Les ateliers de réparation étaient ouverts. Sandeman devait donc être là. Je m’en moquais. Comparé à Kenny, Sandeman était un enfant de chœur. Cubby Delio travaillait dans le bureau. Spiro et moi entrâmes d’un même pas.

À la vue de Spiro, Cubby nous accorda instantanément toute son attention. Spiro était peut-être un enfoiré mais il représentait le salon funéraire qui était un des plus gros clients du garage. C’était ici que Stiva faisait réviser tous ses véhicules et venait faire le plein d’essence.

— On m’a dit pour votre bras, dit Cubby à Spiro. Si c’est pas une honte ! Je sais que Kenny et vous étiez potes. Il a dû tomber sur la tête. C’est ce que tout le monde pense.