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Spiro éluda d’un geste de la main signifiant que tout cela n’était rien de plus qu’un fâcheux contretemps. Il pivota sur ses talons et regarda par la fenêtre la camionnette toujours garée devant l’atelier de révision.

— Je m’interrogeais sur ce véhicule, dit-il à Cubby. Macko est un de vos clients habituels ?

— Oui, oui. Ils ont un compte chez nous, comme vous. Ils ont deux camionnettes comme celle-là, et on s’occupe des deux.

— Qui vous les amène ? Toujours le même gars ?

— En général, c’est soit Bucky soit Biggy. Ça fait des années qu’ils sont chauffeurs chez Macko. Pourquoi ? Y a un problème ? Vous cherchez à vous meubler ?

— J’y songe, fit Spiro.

— C’est une bonne boîte. Une entreprise familiale. Ils les bichonnent, leurs véhicules.

Spiro glissa son avant-bras blessé sous sa veste. Le petit homme se donnait des airs du grand empereur.

— Vous n’avez toujours pas remplacé Moogey à ce que je vois ? dit Spiro.

— J’avais bien trouvé quelqu’un, mais il n’a pas fait l’affaire. Pas facile à remplacer, Moogey. Quand il tenait la station, ce n’était même pas la peine que je vienne. Je pouvais prendre une journée une fois par semaine et aller à l’autodrome. Même après qu’on lui a tiré dans le genou, je pouvais compter sur lui. Il continuait à venir bosser.

Je soupçonnai Spiro de penser la même chose que moi, à savoir que c’était peut-être lors d’une de ces journées autodrome que Moogey avait emprunté la camionnette de chez Macko. Ce qui, évidemment, impliquait que quelqu’un d’autre était resté pour tenir la station-service. Ou que c’était ce quelqu’un d’autre qui était parti au volant de la camionnette.

— C’est dur de trouver un bon employé de nos jours, dit Spiro. J’ai le même problème, vous savez.

— J’ai un bon mécanicien, dit Cubby. Sandeman a ses jours, mais c’est un super mécano. Avec les autres, c’est le va-et-vient permanent. J’ai pas besoin d’un ingénieur en aérospatiale pour faire des pleins ou changer des pneus. Si je pouvais trouver quelqu’un pour tenir le bureau à plein temps, ce serait bon.

Spiro tint encore quelques propos huileux à souhait et se glissa hors du bureau.

— Vous connaissez les gars qui travaillent ici ? me demanda-t-il.

— J’ai eu l’occasion de parler à Sandeman. Il se donne des airs. Il consomme des drogues douces, à l’occasion.

— Vous vous entendez bien avec lui ?

— Je ne crois pas être son genre de femme.

Spiro baissa les yeux vers mes pieds.

— C’est peut-être à cause de ces pompes, dit-il.

Je dus tirer de toutes mes forces sur la portière de la Buick pour réussir à l’ouvrir.

— Vous avez d’autres réflexions à me faire ? Au sujet de ma voiture peut-être ?

Spiro se carra dans son siège.

— Je dois dire qu’elle est impressionnante, dit-il. Au moins vous savez choisir vos bagnoles.

J’escortai Spiro jusqu’à l’intérieur du salon funéraire où toutes les alarmes paraissaient intactes. On fit un examen superficiel de ses deux clients pour être sûrs que personne ne les avait délestés d’une quelconque partie de leur anatomie, puis je dis à Spiro que je repasserais le soir et qu’il pouvait me biper en cas de pépin.

J’aurais bien aimé pouvoir surveiller Spiro, car j’étais sûre qu’il allait vouloir suivre la piste que je lui avais donnée, et qui sait où elle allait le mener ? Et surtout, si Spiro bougeait, peut-être Kenny allait-il bouger lui aussi ? Malheureusement, je ne pouvais pas assurer une surveillance efficace avec ma Grande Bleue. Il allait falloir que je me dégote un autre véhicule si je voulais pouvoir filer Spiro.

La demi-tasse de café que j’avais engloutie au petit déjeuner suivait son petit bonhomme de chemin dans mon organisme. Je décidai de rentrer chez mes parents pour utiliser la salle de bains. Je pourrais toujours réfléchir à mon problème de voiture sous la douche. Et à dix heures, j’accompagnerais ma grand-mère au salon de coiffure pour une remise en forme.

Quand j’arrivai à la maison, la salle de bains était occupée par mon père. Ma mère était dans la cuisine, en train d’éplucher des légumes pour un minestrone.

— J’ai besoin d’aller aux toilettes, lui dis-je. Tu crois que papa en a pour longtemps ?

Ma mère leva les yeux au ciel.

— Je ne sais pas ce qu’il fabrique là-dedans, dit-elle. Il s’enferme avec le journal et on ne le voit plus pendant des heures.

Je chipai un morceau de carotte et un de céleri pour Rex et courus au premier. Je frappai à la porte de la salle de bains.

— Tu en as encore pour longtemps ? criai-je à mon père.

Pas de réponse.

Je frappai plus fort.

— Tu vas bien ? criai-je.

— Nom de Dieu, fit mon père d’une voix étouffée, on ne peut même pas chier tranquille dans cette baraque !

Je regagnai ma chambre. Ma mère avait fait mon lit et rangé mes vêtements. Je me dis que c’était quand même chouette de revenir chez ses parents et d’être chouchoutée de la sorte. Je devrais leur en être reconnaissante. Je devrais profiter de ce bonheur…

— C’est-y pas amusant ? murmurai-je à Rex qui sommeillait. Ce n’est pas tous les jours que je t’emmène chez papi et mamie, hein ?

Je soulevai le couvercle de sa cage pour lui donner son petit déjeuner, mais ma paupière tressautait tant que je ratai mon coup et que son bout de carotte tomba par terre.

À dix heures, mon père n’était toujours pas ressorti de la salle de bains et j’avais la danse de Saint-Guy dans le couloir.

— Dépêche-toi, dis-je à ma grand-mère. Je vais exploser si je ne trouve pas des toilettes très vite !

— Tu n’auras qu’à y aller chez Clara, me dit-elle. Ses toilettes sont très jolies : elle y laisse des fleurs séchées en permanence et il y a une poupée faite au crochet assise sur un rouleau de papier-toilette. Je suis sûre qu’elle voudra bien que tu les utilises.

— Je sais, je sais. Allons-y.

Ma grand-mère portait son manteau bleu en laine et avait noué une écharpe grise en foulard sur sa tête.

— Tu vas crever de chaud dans ce manteau, lui dis-je. On n’est quand même pas au pôle Nord !

— Je n’ai rien d’autre à me mettre, dit-elle. Tout est usé. Je pensais qu’on pourrait aller faire les boutiques après le coiffeur. Je viens de recevoir mon allocation vieillesse.

— Tu es sûre que tu n’as pas trop mal à la main pour aller faire du shopping ?

Elle leva sa main blessée à hauteur de ses yeux et examina le pansement.

— Non, ça va. Le trou n’était pas si gros que ça. Pour tout te dire, ce n’est qu’une fois arrivée à l’hôpital que je me suis rendu compte que la blessure était profonde. C’est arrivé si vite… J’ai toujours pensé que je pouvais me débrouiller toute seule en toutes circonstances, mais maintenant je ne sais plus. Je suis moins rapide qu’avant. Je suis restée sans bouger, comme une empotée, et je l’ai laissé me planter son truc dans la main.

— Je suis sûre que tu ne pouvais pas faire grand-chose, mamie. Kenny est plus fort que toi et tu n’étais pas armée.

Ses yeux s’embuèrent de larmes.

— Il m’a donné l’impression que je n’étais plus qu’une vieille chose.

En sortant du salon de coiffure, je trouvai Morelli avachi contre la Buick.

— Qui a eu l’idée d’aller interroger Cubby Delio ? me demanda-t-il tout de go.

— Spiro. Et si tu veux mon avis, il ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Il tient à remettre la main sur les armes pour ne plus avoir Kenny sur le dos.