Je traversai le hall tête baissée sous mon capuchon, et j’eus l’heureuse surprise de trouver l’ascenseur vide. Je le pris jusqu’au deuxième étage et longeai le couloir à pas pressés jusqu’à la porte 202. J’écoutai un petit moment et n’entendis rien. Je frappai. Pas de réponse. Je frappai de nouveau. Toujours pas de réponse. Je glissai la clef dans la serrure et, le cœur battant, me faufilai à l’intérieur, allumant tout de suite la lumière. Apparemment, il n’y avait personne. Je passai d’une pièce à l’autre pour faire un état des lieux hâtif et en conclus que Kenny n’avait pas dû repasser depuis ma dernière visite. J’allai voir son répondeur. Pas de message.
Une fois encore, j’écoutai à la porte. Aucun bruit de l’autre côté. J’éteignis la lumière, pris une profonde inspiration et me propulsai dans le couloir, poussant un soupir de soulagement d’en avoir fini sans m’être fait surprendre.
Une fois redescendue dans le hall, je fonçai droit sur les boîtes aux lettres et regardai dans celle de Kenny. Elle était pleine. Des lettres qui, peut-être, pourraient me permettre de remonter jusqu’à lui.
Malheureusement, détourner le courrier est un délit fédéral. Le voler est rigoureusement interdit. Ce serait mal, me dis-je. Le courrier, c’est sacré. Oui, mais attends une minute. J’ai la clef de la boîte ! Est-ce que cela ne me donnait pas certains droits ? Là encore, c’était sujet à caution étant donné que j’avais volé ladite clef. Je collai mon nez contre la partie grillagée de la boîte et regardai à l’intérieur. Une facture de téléphone. Voilà qui pourrait me donner des indices. Mes doigts me picotaient, tant ils avaient envie de s’emparer de cette facture de téléphone. La tentation me faisait tourner la tête. Démence passagère, songeai-je. J’étais la proie d’une crise de démence passagère. Qu’à cela ne tienne !
Je retins mon souffle, enfonçai la petite clef dans le minuscule trou de serrure, ouvris la boîte aux lettres, et versai tout le courrier dans mon grand sac noir. Je repoussai la petite porte qui cliqueta en se refermant et partis le front moite, espérant avoir regagné la sécurité de ma voiture avant d’avoir retrouvé la raison et réfuté mon argumentation.
2
Je me recroquevillai derrière le volant, bloquai les portières, et lançai des regards furtifs alentour pour être sûre que personne ne m’avait prise en flagrant délit de crime fédéral. Je serrai mon sac contre moi ; des papillons noirs dansaient devant mes yeux. D’accord, je n’étais pas la chasseuse de primes la plus froide et la plus hargneuse qui soit, et alors ? L’important, c’était de coincer l’autre zozo, non ?
Je démarrai et sortis du parking. Je flanquai Aerosmith dans la radiocassette et réglai le volume à fond en arrivant sur la Route 1. Il faisait nuit, il pleuvait, la visibilité était nulle, mais dans le New Jersey, il nous en faut plus pour lever le pied. Des feux de stop luisirent devant moi et je m’arrêtai en dérapant. Le feu passa au vert et on redémarra tous, pleins gaz. Je dus couper deux files pour pouvoir tourner, faisant une queue de poisson à une BMW. Le chauffeur me traita de tous les noms et joua de son klaxon.
Je lui répondis par une série de gestes moqueurs à l’italienne agrémentés d’un commentaire bien senti sur sa mère. Être née à Trenton imposait certaines obligations en de telles situations.
Les voitures avançaient comme des tortues le long des rues de la ville, et ce fut avec soulagement que je finis par traverser la voie ferrée et que je sentis le Bourg se rapprocher, m’aspirer. J’atteignis Hamilton Avenue, et ma voiture se retrouva emportée dans le vortex de la culpabilité familiale.
Au moment où je me garai le long du trottoir, j’aperçus ma mère qui surveillait la rue de derrière la porte-moustiquaire.
— Tu es en retard, me dit-elle.
— De deux minutes !
— J’ai entendu des sirènes. Tu n’as pas eu un accident au moins ?
— Mais non, je n’ai pas eu d’accident, je travaillais.
— Tu devrais te trouver un vrai métier. Quelque chose de sûr avec des horaires réguliers. Ta cousine Marjorie a décroché une bonne place de secrétaire chez J & J. Il paraît qu’elle gagne bien.
Mamie Mazur était dans l’entrée. Elle habitait chez mes parents depuis que papi Mazur se faisait servir ses deux œufs au bacon quotidiens dans l’autre monde.
— On a intérêt à se dépêcher de dîner si on ne veut pas rater l’expo, dit mamie Mazur. Vous savez que j’aime arriver tôt pour être sûre d’avoir une bonne place. Et comme les Chevaliers de Colomb[1] vont jouer ce soir, il y aura foule.
Elle lissa le devant de sa robe.
— Comment tu la trouves ? demanda-t-elle. Trop voyante ?
Mamie Mazur, soixante-douze ans, en faisait quatre-vingt-dix maxi. Je l’aimais tendrement, mais en petite culotte, elle faisait penser à un poulet déplumé. Sa tenue de ce soir était une robe chemisier rouge camion de pompier aux boutons dorés étincelants.
— Elle est parfaite, lui dis-je. Surtout pour le salon funéraire qui sera le palais de la cataracte ce soir.
Ma mère posa la purée sur la table.
— Venez manger avant que ça refroidisse, dit-elle.
— Alors, qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? me demanda mamie Mazur. Tu as passé quelqu’un à tabac ?
— J’ai traqué Kenny Mancuso toute la journée, mais la chance ne m’a pas souri.
— Kenny Mancuso est un bon à rien, dit ma mère. Tous ces garçons Morelli et Mancuso sont de la mauvaise graine. Tous indignes de confiance.
Je me tournai vers elle.
— Tu as appris quelque chose sur Kenny ? Du nouveau par radio-potins ?
— Non, à part que c’est un bon à rien. Ça ne te suffit pas ?
Au Bourg, il est possible d’être un bon à rien congénital. Chez les Morelli et Mancuso, les femmes étaient irréprochables, mais les hommes étaient des nuls. Ils buvaient, juraient, battaient leurs gosses et trompaient leur femme ou leurs copines à tour de bras.
— Sergie Morelli sera là ce soir, dit mamie Mazur. Je peux le cuisiner sur la question. Je sais y faire moi aussi. Au cas où tu ne le saurais pas, il a toujours eu un faible pour moi.
Sergie Morelli avait quatre-vingt-un ans, et les touffes de poils gris qui lui sortaient des oreilles étaient presque aussi grosses que son visage ratatiné. Je ne m’attendais pas à ce que Sergie sache où Kenny se cachait, mais parfois des bribes d’informations pouvaient se révéler utiles.
— Et si je venais avec toi ? demandai-je à mamie Mazur. On cuisinerait Sergie à deux.
— Je n’y vois pas d’inconvénient. A condition que tu ne me casses pas la baraque.
Mon père leva les yeux au ciel et planta sa fourchette dans son morceau de poulet.
— Tu crois que je devrais être armée ? demanda mamie Mazur.
— Si ça dégénère ?
— Bon Dieu de bon Dieu ! fit mon père.
On eut de la tarte aux pommes maison chaude comme dessert. Les pommes étaient acides et à la cannelle ; la pâte feuilletée et croustillante ; le tout saupoudré de sucre. J’en mangeai deux parts qui faillirent me donner un orgasme.
— Tu devrais ouvrir une pâtisserie, suggérai-je à ma mère. Tu ferais fortune avec tes tartes.
Elle débarrassait la table.
— J’ai assez à m’occuper avec la maison et ton père. Et puis, si je devais me mettre à travailler, je voudrais être infirmière. J’ai toujours pensé que je ferais une excellente infirmière.
On la regarda tous bouche bée. Aucun de nous ne l’avait jamais entendue formuler un tel désir. En fait, on ne l’avait jamais entendue formuler aucun désir outre ceux concernant ses housses ou ses doubles rideaux.
1
Knights of Columbus : association catholique fondée aux USA en 1882 réunissant des laïcs dans un but philanthropique.