Ma mère passa du four au réfrigérateur.
— Je vais faire des carottes avec le gigot. Tu n’as qu’à les éplucher, me dit-elle, me tendant le sachet de légumes et un économe. Au fait, pourquoi quelqu’un t’a-t-il envoyé un pénis ?
Je faillis m’écorcher le doigt.
— Beeeen…
— L’adresse d’expédition était à New York, mais l’enveloppe avait été affranchie en ville.
— Je ne peux rien te dire sur ce pénis, maman. Tant que la police n’a pas bouclé son enquête…
— Richie, le fils de Thelma Biglo, a dit à sa mère que c’était le pénis de Joe Loosey. Et que Kenny Mancuso le lui aurait coupé pendant qu’on préparait sa dépouille chez Stiva.
— Où Richie Biglo est-il aller pêcher ça ?
— Il est barman à la pizza Pino. Il est au courant de tout.
— Je n’ai pas envie de parler de ça.
Ma mère me prit l’économe des mains.
— Non mais regarde comment tu m’épluches ces carottes ! Que veux-tu que j’en fasse ? Tu laisses plein de peau.
— Tu ne devrais pas les peler, tu sais. C’est la peau qui contient toutes les vitamines.
— Va dire ça à ton père. Il refuse d’en manger si elles ne sont pas parfaitement épluchées. Tu sais comme il est difficile.
Mon père mangerait de la merde de chat si elle était salée, frite ou panée, mais il fallait un vote du Congrès pour le forcer à ingurgiter un légume.
— Il me semble que Kenny Mancuso en a après toi, me dit ma mère. Ce n’est pas une chose à faire que d’envoyer un sexe d’homme à une femme. C’est un manque de respect élémentaire.
J’allais et venais dans la cuisine en quête d’une activité quelconque. En vain.
— Et je sais très bien ce qui se passe avec ta grand-mère, ajouta-t-elle. Mancuso essaie de t’atteindre à travers elle. C’est pour ça qu’il l’a agressée l’autre jour ; pour ça que tu es venue t’installer ici… pour être près d’elle au cas où il recommencerait.
— Il est fou.
— Évidemment qu’il est fou. Tout le monde te le dira. Chez les Mancuso, tous les hommes sont frappa-dingues. Son oncle Roco s’est pendu. Il était pédophile, figure-toi. Mrs. Ligatti l’avait surpris avec sa petite Tina. Et le lendemain, on le retrouvait au bout d’une corde. Une bonne chose, parce que si Al Ligatti lui était tombé dessus…
Ma mère secoua la tête.
— Je préfère ne pas y songer, acheva-t-elle.
Elle coupa le gaz sous les pommes de terre et se tourna vers moi.
— Comment tu t’en sors comme chasseuse de primes ? me demanda-t-elle.
— J’apprends le métier.
— Tu crois que tu es assez douée pour arrêter Kenny ?
— Oui.
Enfin, faut voir.
— Je veux que tu le coinces, ce petit salopard, dit-elle, baissant d’un ton. Je ne veux plus qu’il traîne dans le quartier. Il est inadmissible que cet agresseur de vieilles dames soit en liberté.
— Je vais faire le maximum.
— C’est bien.
Elle prit un pot de canneberges dans le garde-manger.
— Bon, maintenant que les choses sont claires, tu peux mettre la table, me dit-elle.
Morelli surgit à six heures moins une.
J’allai lui ouvrir et me campai dans l’entrebâillement de la porte, lui barrant le passage.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je.
Morelli se pressa contre moi, me forçant à reculer.
— Je faisais ma ronde dans le quartier, j’ai vu de la lumière et j’ai senti une bonne odeur de gigot d’agneau.
— C’est qui ? cria ma mère.
— Morelli ! Le grand méchant loup passait en voiture et a été attiré par l’odeur de l’agneau. Et il repart IL-LI-CO !
— Elle est d’une impolitesse ! s’excusa ma mère à Morelli. Je ne sais pas ce qui lui prend. Je ne l’ai pas élevée comme ça. Rajoute un couvert, Stéphanie.
Je partis de la maison à sept heures et demie en compagnie de Morelli. Il me suivit dans une camionnette beige et alla se garer dans le parking de chez Stiva et moi dans l’allée.
Je verrouillai les portières de la Buick et le rejoignis.
— Tu as du nouveau ? lui demandai-je.
— J’ai potassé les facturiers du garage. Macko a fait faire la vidange de sa camionnette en fin de mois dernier. Bucky l’a amenée vers sept heures du matin et est venu la rechercher le lendemain.
— Laisse-moi deviner. Cubby Delio ne travaillait pas ce jour-là. Moogey et Sandeman, oui.
— Exact. C’est Sandeman qui s’est occupé de la camionnette. C’est lui qui a signé la facture.
— Tu l’as interrogé ?
— Non. Il avait déjà fini sa journée quand je suis passé au garage. Je suis allé chez lui et j’ai fait quelques bars, mais je ne l’ai pas trouvé. Je referai la tournée plus tard.
— Tu as vu quelque chose d’intéressant dans son studio ?
— La porte était fermée à clef.
— Tu n’as pas regardé par la fenêtre ?
— Je me suis dit que j’allais te laisser ce plaisir. Je sais à quel point tu aimes faire ce genre d’exercice.
En d’autres termes, Morelli ne voulait pas risquer de se faire surprendre sur un escalier de secours.
— Tu seras là quand je fermerai avec Spiro ? lui demandai-je.
— Le passage d’un troupeau de mustangs ne me délogerait pas.
Je traversai le parking et entrai dans le salon funéraire par la porte latérale. Apparemment, la nouvelle de la mutilation commise par Kenny Mancuso sur le cadavre de Joe Loosey s’était répandue comme une traînée de poudre, car la foule, rassemblée autour de sa dépouille mortelle dans le salon des VIP, rivalisait avec le record d’audience détenu jusqu’alors par Silvestor Bergen qui était mort à mi-parcours de son mandat de grand mamamouchi de l’Association des Anciens Combattants des Guerres en Outre-Mer.
Spiro était entouré de sa cour à l’autre bout du hall d’entrée, jouant à la perfection son rôle de croque-mort star. Les gens l’écoutaient intensément raconter Dieu savait quoi.
Quelques personnes regardèrent dans ma direction puis se mirent à chuchoter derrière leurs programmes des festivités funèbres.
Spiro salua son public d’une courbette et, d’un geste, m’invita à le suivre dans la cuisine. Au passage, il prit le grand plat à biscuits en argent, ignorant Roche qui avait repris son poste à table.
— Vous avez vu cette bandes de tocards ? fit Spiro, vidant un gros sac de biscuits de supermarché dans le plat. Ils vont me mettre sur la paille. Je devrais faire payer un droit d’entrée pour qui veut voir le moignon de Loosey !
— Des nouvelles de Kenny ?
— Aucune. Je pense qu’il a brûlé toutes ses cartouches. Ce qui arrange bien mes affaires. Je n’ai plus besoin de vos services.
— Pourquoi ce revirement soudain ?
— Les choses se sont tassées.
— Comme ça ?
— Eh oui, comme ça.
Il sortit de la cuisine d’un pas allègre et flanqua le plateau de biscuits sur la table.
— Comme allez-vous ? demanda-t-il à Roche. J’ai vu que votre « frère » recevait des visites des gens en surnombre chez Loosey. Je suppose que certains vont le voir pour vérifier où en sont ses petites affaires, si vous voyez ce que je veux dire. Vous avez remarqué que je n’ai exposé que la partie supérieure du corps de façon que personne ne s’avise d’aller toucher plus bas.