— Si c’est pour m’ennuyer, autant que je reste ici. On cherche qui ? Toujours ce misérable Kenny Mancuso ?
En réalité, mon idée était de coller aux fesses de Morelli. Par ricochet, je suppose que cela revenait au même.
— Mancuso, oui.
— Alors, je suis partante. J’ai un compte à régler avec lui.
Une demi-heure plus tard, ma grand-mère était fin prête : jean, gilet de ski, Doc Martens.
Je repérai la voiture de Morelli garée non loin de chez Stiva, dans Hamilton Avenue. Apparemment, il n’était pas au volant. Il devait être avec Roche en train d’échanger des souvenirs de régiment. Je me garai derrière lui, en me gardant bien de m’approcher trop près pour ne pas lui recasser ses feux arrière. J’avais vue sur les portes principale et latérale du salon funéraire et sur celle de l’immeuble où était planqué Roche.
— Toutes ces histoires de surveillance n’ont plus aucun secret pour moi, dit ma grand-mère. Ils ont interviewé des détectives privés l’autre soir à la télé, et ils ont tout raconté en détail.
Elle plongea la tête dans le fourre-tout en toile qu’elle avait emmené avec elle.
— J’ai tout ce qu’il faut là-dedans, dit-elle. Des revues pour passer le temps, des sandwiches pour la faim, des Coca pour la soif. J’ai même pensé au bocal.
— Au bocal ?
— Il contenait des olives, me dit-elle en me le montrant. C’est au cas où on aurait envie de faire pipi. Tous les privés font ça.
— Seuls les hommes peuvent pisser dans un bocal, mamie.
— Mince, mais où avais-je la tête ? Et moi qui me suis forcée à manger toutes les olives !
On parcourut les magazines, déchirant quelques fiches-cuisine au passage. On mangea les sandwiches. On but les Coca.
Après quoi, on eut toutes les deux envie d’aller aux toilettes, alors on retourna chez mes parents pour une pause-pipi. Puis on alla reprendre notre surveillance dans Hamilton Avenue où l’on put se garer juste à la même place, derrière la voiture de Morelli.
— Tu avais raison, me dit ma grand-mère au bout d’une heure. C’est mortel !
On joua au pendu, on compta les voitures qui passaient, et on cassa du sucre sur le dos de Joyce Barnhardt. On venait de commencer à jouer au portrait chinois quand, regardant une voiture qui arrivait face à nous, je reconnus Kenny Mancuso au volant d’un 4x4 Chevrolet aussi gros qu’un bus.
— Merde ! m’écriai-je, tournant maladroitement la clef de contact et pivotant sur mon siège pour ne pas le perdre de vue.
— Mais démaaaarre, bon sang ! brailla ma grand-mère. Ne laisse pas ce fils de salaud nous échapper !
Je faillis déboîter le levier de vitesses en passant la première et j’étais sur le point d’élancer la voiture quand je vis que Kenny faisait demi-tour au carrefour et revenait vers nous à toute allure. Il n’y avait pas de voiture garée derrière la nôtre. Je vis le 4x4 se rapprocher du trottoir et je dis à ma grand-mère de s’accrocher.
Le 4x4 emboutit l’arrière de la Buick qui fit une embardée, télescopa la voiture de Morelli qui alla percuter celle qui était garée devant. Kenny fit une marche arrière, appuya sur le champignon et recommença l’opération.
— Bon, ça suffit, dit ma grand-mère. J’ai passé l’âge de jouer aux autos-tamponneuses.
Elle sortit un .45 de son fourre-tout, poussa la portière d’un coup d’épaules et descendit le plus vite qu’elle put.
— Tu ne perds rien pour attendre, mon garçon, dit-elle, visant le 4x4.
Elle appuya sur la détente, le coup partit, et le recul la fit tomber sur le cul.
Kenny recula à toute vitesse jusqu’au carrefour et fila sans demander son reste.
— Je l’ai eu ? s’enquit ma grand-mère.
— Non, lui dis-je, l’aidant à se relever. Tu l’as raté.
— De beaucoup ?
— Difficile à dire.
Elle porta une main à son front.
— Je me suis donné un coup sur la tête avec ce foutu revolver. Je ne m’attendais pas à une telle puissance.
On fit le tour des voitures pour constater l’ampleur des dégâts. La Buick avait tout juste une égratignure sur le chrome de son gros pare-chocs arrière. Aucun bobo à l’avant.
La voiture de Morelli était en accordéon. Le capot et le coffre étaient froissés, et tous les phares étaient réduits en miettes. La première voiture avait été poussée en avant sur quelques centimètres, mais n’avait pas l’air abîmée, à part une petite bosse sur le pare-chocs arrière qui n’était peut-être pas due à ce carambolage.
Je regardai des deux côtés de la rue, m’attendant à voir Morelli débouler au pas de course, mais non.
— Ça va bien ? demandai-je à ma grand-mère.
— Bien sûr que ça va, me dit-elle. Je l’aurais eu, ce salaud, si je n’avais pas eu la main bandée.
— D’où sors-tu ce .45 ?
— C’est mon amie Elsie qui me l’a prêté. Elle l’a acheté dans un vide-grenier quand elle habitait à Washington. Je saigne à la tête ?
— Non, mais tu as une coupure au front. Il vaudrait mieux que je te ramène à la maison.
— Ce n’est pas une mauvaise idée. J’ai les jambes en compote. Bah, je ne suis pas aussi coriace que ceux qu’on nous montre à la télé. Ils ont l’air de tirer au revolver les doigts dans le nez, eux.
J’aidai ma grand-mère à remonter en voiture et lui attachai sa ceinture. Je jetai un dernier regard à la tôle froissée et me demandai dans quelle mesure ma responsabilité était engagée en ce qui concernait la première voiture. Les dégâts étaient minimes, inexistants, pour ainsi dire, mais je coinçai tout de même ma carte sous un essuie-glace au cas où le propriétaire du véhicule découvrirait que son pare-chocs était un peu cabossé et voudrait une explication.
Je jugeai superflu de faire de même pour Morelli, étant donné qu’il penserait à moi tout de suite.
— Il vaut mieux qu’on ne parle pas de l’épisode du revolver à la maison, dis-je à ma grand-mère. Tu sais comment est maman avec les armes à feu.
— Pas de problème. Je préfère ne plus y penser d’ailleurs. Je n’arrive pas à croire que j’ai pu manquer cette voiture. Je n’ai même pas fait éclater un pneu !
Ma mère nous décocha un regard surpris quand elle nous vit débarquer.
— Qu’est-ce qui se passe encore ? fit-elle à ma grand-mère. Et qu’est-ce que tu t’es fait au front ?
— Je me suis donné un coup avec une boîte de Coca. Un accident bête.
Une demi-heure plus tard, Morelli frappait à notre porte.
— J’aimerais te dire deux mots… dehors, fit-il, me prenant par le bras et m’entraînant de force.
— Ce n’est pas ma faute, lui dis-je d’emblée. Ma grand-mère et moi, on attendait dans la Buick, et Kenny est arrivé derrière nous et nous a foncé dessus.
— Tu veux bien répéter ?
— Il conduisait un 4x4 Chevrolet de deux tonnes. Il nous a vues en stationnement. Il a fait demi-tour et il nous est rentré dedans. Deux fois. Ma grand-mère lui a tiré dessus mais il est reparti.
— C’est l’histoire la plus débile que j’aie jamais entendue.
— C’est la vérité !
— Qu’est-ce qui se passe ? nous cria ma grand-mère, de la porte.
— Morelli croit que je lui raconte des bobards à propos de sa voiture.
Ma grand-mère attrapa son fourre-tout sur la table de l’entrée, fouilla dedans, sortit le .45 et visa Morelli.
— Bon sang ! s’écria ce dernier, faisant un saut de côté et lui arrachant le revolver des mains. Où donc avez-vous eu ça ?
— Un emprunt, lui dit ma grand-mère. Je m’en suis servie contre votre bon à rien de cousin, mais je l’ai manqué.
Morelli regarda longuement les Doc Martens de ma grand-mère, et dit :