— C’est hors de question. Je risque un procès quand il y a un macchabée sur la table. Je ne prends plus aucun risque après l’affaire Loosey.
— Où est Louie ?
— C’est son jour de congé.
Je sortis sur le perron et regardai de l’autre côté de la rue. Pas de lumière aux fenêtres de la planque. Roche devait être en train de regarder et d’écouter. Morelli était peut-être avec lui. J’étais inquiète pour ma grand-mère, mais pas au point d’appeler Morelli à la rescousse. Autant le laisser surveiller les alentours pour le moment.
Je longeai l’allée latérale, fouillai le parking du regard, puis m’approchai des garages, au fond, et collai mes mains en rond sur les vitres teintées des corbillards, examinai l’intérieur du véhicule des fleurs et couronnes dont les portes arrière étaient ouvertes, donnai de petits coups sur le coffre de la Lincoln de Spiro.
La porte de la cave était fermée à clef, mais la porte de service donnant sur la cuisine, par contre, était ouverte. J’entrai par là et refis le tour des pièces, essayant d’ouvrir la porte des salles de travail. Fermée à double tour comme promis.
Je me glissai dans le bureau de Spiro d’où je téléphonai à mes parents.
— Mamie Mazur est avec vous ? demandai-je à ma mère.
— Oh, mon Dieu ! Tu l’as perdue ! Où es-tu ?
— Chez Stiva. Je suis sûre qu’elle n’est pas bien loin, mais il y a foule et je n’arrive pas à la retrouver.
— Elle n’est pas ici.
— Si elle rentre, téléphone-moi au salon funéraire.
J’appelai Ranger et lui racontai mon problème en lui disant qu’il serait bien possible que j’aie besoin de son aide.
Je rejoignis Spiro et lui dis que s’il ne me donnait pas accès à la salle d’embaumement, je sortais mon boîtier paralysant et je lui balançais une bonne décharge dans le squelette. Il parut réfléchir, puis pivota sur lui-même et passa devant les salons d’exposition avec raideur. Il poussa la porte du couloir qui s’ouvrit avec fracas, se retourna vers moi et me fit signe de me grouiller.
Comme si j’avais envie de m’attarder auprès de Fred Dagusto.
— Elle n’est pas là, dis-je à Spiro qui, resté sur le seuil, gardait son œil de lynx fixé sur les manteaux, à l’affût d’inhabituels renflements qui pourraient signaler qu’un endeuillé filait en emportant un rouleau de papier-toilette.
— Qu’est-ce que je vous disais ! fit-il.
— Le seul endroit où je n’ai pas regardé, c’est la cave.
— Elle n’y est pas, je vous dis. La cave est fermée à clef tout comme cette pièce.
— Je veux y descendre.
— Écoutez, soupira Spiro, elle est sans doute partie avec un de ses vieux copains. Elle doit être dans un restau ou un autre à l’heure qu’il est, en train de mener la vie dure à une pauvre serveuse.
— Laissez-moi descendre à la cave et je vous jure que je ne vous embête plus.
— Une perspective qui me réchauffe le cœur !
Un vieil homme agrippa Spiro par l’épaule.
— Comment va Constantin ? lui demanda-t-il. Toujours à l’hôpital ?
— Non, fit Spiro. Il est sorti. Il revient travailler lundi prochain.
— Ah, ben voilà qui doit vous faire plaisir !
— Ouais. J’en saute de joie.
Spiro traversa le hall d’entrée, glissant entre des groupes, snobant les uns, léchant les pompes des autres. Je le suivis jusqu’à la porte de la cave et attendis impatiemment qu’il trouve la bonne clef. Mon cœur battait à tout rompre tant j’avais peur de ce que j’allais peut-être découvrir au bas de l’escalier.
Je priais que Spiro ait raison ; que ma grand-mère soit en train de dîner quelque part avec un de ses anciens flirts, mais je doutais fort que ce soit le cas.
Si quelqu’un l’avait forcée à sortir de chez Stiva, Morelli ou Roche seraient intervenus. À moins qu’on ne l’ait fait passer par la porte de derrière, la seule qu’ils ne pouvaient voir. Mais ils avaient compensé ce manque en plaçant des micros qui, s’ils étaient branchés, devaient leur avoir signalé que j’avais perdu ma grand-mère et ils devaient avoir pris une décision-quelle qu’elle soit. J’allumai la lumière de l’escalier et appelai.
— Mamie ?
La chaudière ronronnait en bas et des murmures me parvenaient des salons derrière moi. Un petit cercle de lumière éclairait le sol de la cave juste en bas des marches. Je plissai les yeux et tendis l’oreille, à l’affût du moindre bruit qu’aurait à m’offrir la cave.
Le silence qui régnait me donna une crampe d’estomac. Il y avait quelqu’un en bas. J’en étais sûre. Aussi sûre que le souffle de Spiro que je sentais sur ma nuque.
Pour tout dire, je n’ai pas l’étoffe d’une héroïne. J’ai une peur bleue des araignées, des extraterrestres, et certains soirs, je ressens le besoin de regarder sous mon lit pour vérifier qu’il ne s’y trouve pas de créatures baveuses et griffues. Si jamais j’en trouvais une, je prendrais mes jambes à mon cou et ne remettrais une peur bleue des araignées, des extraterrestres, et…
— Le compteur tourne, me dit Spiro. Vous descendez ou pas ?
Je sortis mon .38 de mon sac et m’engageai dans l’escalier. Stéphanie Plum, la chasseuse de primes pétocharde, descendait les marches une à une, le cœur battant si fort à ses tempes qu’elle en voyait flou.
Je m’arrêtai sur la dernière marche, tendis le bras sur ma gauche et appuyai sur l’interrupteur. Rien ne se passa.
— Hé, Spiro ! criai-je. Il n’y a pas d’électricité.
Je le vis se baisser en haut des marches.
— Ça doit être le disjoncteur.
— Il est où ?
— Sur votre droite. Derrière la chaudière.
Zut. C’était le noir complet sur ma droite. Je cherchai ma torche électrique dans mon sac, mais avant que j’aie eu le temps de mettre la main dessus, Kenny jaillit de l’obscurité et bondit sur moi. Il me frappa de côté et on roula tous les deux par terre. L’impact de la chute me coupa la respiration et envoya mon .38 valdinguer hors d’atteinte. Je tentai de me relever mais je fus réexpédiée à plat ventre au tapis. Je sentis la pression d’un genou entre mes omoplates et celle d’un objet pointu dans mon cou.
— Ne bouge plus, conasse, fit Kenny. Au moindre geste, je te tranche la gorge.
J’entendis la porte de la cave se refermer et Spiro dévaler l’escalier.
— Kenny ? dit-il. Mais qu’est-ce que tu fous ici ? Comment es-tu rentré ?
— Par la porte. Avec la clef que tu m’as donnée. Par où veux-tu que je rentre ?
— Je ne savais pas que tu repasserais. Je croyais que tu avais apporté toute la marchandise hier soir.
— Je suis venu vérifier que tout était toujours là.
— Ça veut dire quoi, au juste ?
— Ça veut dire que tu me fous les boules, fit Kenny.
— Les boules ? Celle-là, c’est la meilleure. C’est toi qui es barje et c’est moi qui te fous les boules.
— Fais gaffe à ce que tu dis.
— Laisse-moi t’expliquer la différence entre nous, dit Spiro. Tout ça, pour moi, c’est du travail. Je me comporte en professionnel. Quelqu’un avait volé les cercueils, donc j’ai engagé un expert pour les retrouver. Je ne me suis pas amusé à tirer dans les genoux de mon associé, moi ! Je n’ai pas été con au point de le canarder avec une arme volée et de me faire surprendre par un flic même pas en service ! Je ne suis pas débile au point d’imaginer que mes partenaires jouent un double jeu, moi ! Je ne me suis pas dit que c’était un coup monté, moi ! Et je ne m’amuse pas à foutre la trouille à un petit bout de chou ici présent. Tu veux que je te dise quel est ton problème, Kenny ? Quand tu as une idée derrière la tête, tu ne l’as pas ailleurs ! Tu te bourres le mou avec tes conneries, tu ne vois pas plus loin que le bout de ta folie ! Et il faut toujours que tu cherches à te rendre intéressant. Tu aurais pu te débarrasser de Sandeman ni vu ni connu, mais non il a fallu que tu lui tranches le pied !