Kenny pouffa de rire.
— Et moi, je vais te dire quel est ton problème, Spiro. Tu sais pas t’amuser. Faut toujours que tu fasses une tête d’enterrement. Tu devrais essayer d’enfoncer une de tes aiguilles d’embaumeur dans des tissus vivants pour changer.
— Tu es complètement malade.
— Ouais, et toi t’es pas très sain. Depuis le temps que tu me regardes faire mes tours de magie…
J’entendis Spiro bouger dans mon dos.
— Tu parles trop, dit-il.
— C’est pas grave. Petit bout de chou ne racontera rien à personne. Sa mère-grand et elle vont disparaître de la circulation.
— D’accord, mais pas ici. Je ne veux pas être mêlé à ça.
Spiro s’approcha du disjoncteur, le rebrancha et la lumière fut.
Cinq cercueils dans leur caisse étaient alignés contre un mur ; la chaudière et le cumulus trônaient au milieu de la pièce ; des caisses et des cartons étaient empilés à côté de la porte de derrière. Inutile d’être un génie pour en deviner le contenu.
— Je ne comprends pas, dis-je. Pourquoi avoir amené la marchandise ici ? Constantin reprend le travail lundi. Comment allez-vous faire pour lui cacher tout ça ?
— Ce ne sera plus là lundi, dit Spiro. On a tout amené ici hier pour faire l’inventaire. Sandeman transportait toute cette cargaison dans sa camionnette et l’écoulait au détail, ce con ! Une chance pour nous que vous ayez repéré sa camionnette au garage. Encore quinze jours à ce rythme, et il ne nous serait plus rien resté.
— Je ne sais pas comment vous vous y êtes pris pour apporter tout ça ici, mais vous ne pourrez jamais le ressortir. Morelli surveille le salon.
Kenny ricana.
— On va les sortir comme on les a rentrés, dit-il. Dans le wagon à bestiaux.
— Nom de Dieu, fit Spiro, je t’ai déjà dit que ça ne s’appelait pas comme ça !
— Ah ouais, c’est vrai. Le corbillard.
Kenny se releva et me tira violemment pour me remettre debout.
— Les flics surveillent Spiro et la baraque, mais pas le corbillard ni Louie Moon. Enfin, celui qu’ils prennent pour Moon. Mettez un chapeau à Cheeta et foutez-la derrière les vitres teintées du fourgon, et les flics croiront que c’est Louie Moon. Il faut dire que ce bon vieux Louie est très coopératif. Vous lui donnez un chiffon en lui disant de faire la poussière, et ça l’occupe pendant des heures. Il ne cherche pas à savoir qui prend le volant de son satané fourgon.
Pas con. Kenny s’est fait passer pour Louie Moon, a amené les armes et les munitions au salon funéraire dans le corbillard, l’a laissé au garage et a tranquillement transporté les caisses jusqu’à la cave en passant par la porte de derrière. Que Morelli et Roche ne voient pas. Et il est probable qu’ils n’entendent rien de ce qui se passe à la cave. Peu de chances que Roche y ait placé un micro.
— Et la vieille ? demanda Spiro à Kenny.
— Elle cherchait un sachet de thé à la cuisine et elle m’a vu traverser la pelouse.
Spiro se rembrunit.
— Elle l’a dit à quelqu’un ?
— Non. Elle est sortie en gesticulant et en gueulant que je lui avais transpercé la main et qu’elle allait m’apprendre à vivre.
Apparemment, ma grand-mère n’était pas dans la cave. J’espérais qu’il fallait en conclure que Kenny l’avait enfermée dans le garage. Si c’était le cas, elle pouvait être encore vivante. Même pas blessée peut-être. Si elle se trouvait dans un coin de la cave, hors de ma vue, elle était anormalement tranquille.
Je me refusais à envisager les raisons possibles de cette tranquillité inhabituelle, préférant étouffer la panique qui me nouait l’estomac au profit d’une émotion plus constructive. Le raisonnement à froid ? Non. J’étais en rupture de stock. L’humour ? Désolée, j’étais à court. La colère ? Est-ce que j’étais en colère ? Oh oui, avec un grand C ! Colère pour ma grand-mère. Colère pour toutes les femmes que Kenny Mancuso avait malmenées. Colère pour les flics abattus avec les armes volées. J’aiguisai ma colère jusqu’à ce qu’elle soit aussi affilée que la lame d’un coupe-chou.
— Et maintenant ? dis-je à Kenny. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Maintenant, on va te foutre au frigo jusqu’à ce que tout le monde ait décanillé. Après, on verra selon mon humeur. On a le choix dans un salon funéraire. Hé, on pourrait te ligoter sur la table et t’embaumer vivante. Ce serait marrant, ça.
Il exerça une pression sur la lame du couteau contre mon cou.
— Avance, dit-il.
— Où ça ?
— Dans le coin, dit-il, le montrant d’un brusque mouvement de tête.
Là où étaient empilés les cercueils.
— Jusqu’aux cercueils ? dis-je.
Il sourit et m’aiguillonna pour que j’avance.
— Le cercueil, ce sera pour plus tard, dit-il.
Je plissai les yeux pour essayer de percer l’obscurité qui régnait dans le coin de la pièce et me rendis compte que les cercueils n’étaient pas accolés au mur. Entre les deux se trouvait une chambre froide. Ses deux tiroirs étaient fermés ; les plateaux en métal invisibles derrière de lourdes portes.
— Il va faire bon là-dedans, dit Kenny. Ça te donnera le temps de réfléchir.
Un frisson de peur courut le long de ma colonne vertébrale à m’en donner la nausée.
— Mamie Mazur…
— … est en train de se transformer en esquimau pendant qu’on cause.
— NON ! Sortez-la de là ! Je ferai tout ce que vous voudrez !
Des larmes ruisselaient sur mes joues et des gouttes de sueur mouillaient mon front.
— C’est une vieille dame, dis-je. Elle n’est pas dangereuse. Laissez-la sortir.
— Pas dangereuse ? fit Kenny. Tu déconnes ? Si vous aviez vu le cirque pour la foutre dans ce tiroir !
— De toute façon, elle doit être déjà morte à l’heure qu’il est, dit Spiro.
— Tu crois ? fit Kenny.
— Ça fait combien de temps qu’elle est là-dedans ?
— Une dizaine de minutes, répondit Kenny, après avoir jeté un coup d’œil à sa montre.
— Tu as baissé le thermostat ?
— J’y ai pas touché.
— On ne laisse pas les casiers mortuaires réglés sur « froid » s’ils sont inoccupés, expliqua Spiro. Économie d’énergie. Ils doivent être à peu prêts à température ambiante.
— Ouais, mais elle est peut-être morte de peur, dit Kenny. Qu’est-ce que t’en penses ? Tu crois que ta mamie est morte ?
Je réprimai un sanglot.
— Alors ? dit Kenny. Petit bout de chou a perdu sa langue ? On ferait peut-être mieux d’ouvrir pour voir si la vioque respire encore.
Spiro libéra le loquet de la porte, l’ouvrit, attrapa l’extrémité du plateau en acier inoxydable et le fit glisser lentement vers lui. La première chose que je vis de ma grand-mère fut d’abord ses chaussures, pointées vers le ciel, puis ses mollets osseux, son grand manteau bleu, et ses bras raides le long de son corps, mains cachées dans les plis du manteau.
Je me sentis vaciller sous une vague de chagrin. Je me forçai à respirer calmement et clignai des yeux pour refouler mes larmes.
Le plateau, arrivé en bout de course, se bloqua en cliquetant. Ma grand-mère, raide comme un piquet, avait les yeux grands ouverts et les mâchoires serrées.
Nous la contemplâmes en silence pendant quelques instants.
Kenny fut le premier à retrouver l’usage de la parole.