— Cody s’en sortira très bien, dis-je, en remerciant le ciel de mon talent pour mentir de façon convaincante. Il a juste besoin de sortir un peu de sa coquille.
— Tu crois vraiment ? renifle Rita.
— Absolument, dis-je en prenant sa main comme je l’ai récemment vu faire dans un film. Cody est un enfant super. Il met juste un peu plus de temps que les autres à mûrir. À cause de ce qu’il a subi.
Elle secoue si énergiquement la tête qu’une larme m’assaille.
— Tu ne peux pas le savoir.
— Mais si, je peux. (Je ne mens pas.) Je sais très bien ce qu’il traverse, parce que j’ai vécu la même chose.
Elle lève vers moi ses yeux brillants de larmes.
— Ja… Jamais tu ne parles de ce qui t’est arrivé.
— Non, et je n’en parlerai jamais. Mais comme ce n’est pas loin de ce qu’a connu Cody, je sais de quoi je parle. Fais-moi confiance, Rita.
Et, tout en lui tapotant la main, je pense : Oui, fais-moi confiance. Crois-moi, je ferai de Cody un monstre très compétent et équilibré, exactement comme moi.
— Oh, Dexter, je te fais confiance. Mais il est tellement…
Elle secoue la tête de plus belle et j’ai droit à une nouvelle attaque de larmes.
— Tout ira bien pour lui, je t’assure. Il a juste besoin d’apprendre à côtoyer les autres gosses de son âge.
Et de faire semblant d’être comme eux, songé-je. Mais comme ce n’est sans doute pas une pensée très réconfortante, je préfère garder ça pour moi.
— Si tu en es sûr, renifle bruyamment Rita.
— Je le suis.
— Très bien, dit-elle en prenant un mouchoir en papier et en se tamponnant les yeux et le nez. Dans ce cas, on va (snif. Pffrt)… on va chercher comment l’amener à se sociabiliser.
— C’est la clé. Il va savoir tricher aux cartes en un rien de temps.
Rita se mouche une dernière fois, longuement.
— Des fois, je me demanderais presque si tu blagues. (Elle se lève et me dépose un baiser sur le front.) Si je ne te connaissais pas si bien.
Évidemment, si elle me connaissait aussi bien qu’elle se l’imagine, elle me planterait avec une fourchette et partirait en courant. Le petit déjeuner se poursuit dans sa merveilleuse et apaisante monotonie. C’est vraiment agréable d’être servi, surtout par une femme qui est dans son élément dans une cuisine, et c’est un bonheur d’écouter tous les babillages qui vont avec.
Cody et Astor nous rejoignent alors que je prends mon deuxième café et ils prennent place côte à côte avec le même air d’incompréhension hébétée. Comme ils n’ont pas droit au café, il leur faut plusieurs minutes pour se rendre compte qu’ils sont réveillés. C’est évidemment Astor qui brise le silence.
— Sergent Debbie est passée à la télé.
Astor idolâtre Deborah depuis qu’elle a découvert que ma sœur porte une arme et a le droit de houspiller des tas de flics costauds en uniforme.
— Ça fait partie de son travail, dis-je, tout en me rendant compte que je ne fais qu’alimenter son adoration.
— Pourquoi tu n’es jamais à la télé, toi ? m’accuse-t-elle.
— Je ne veux pas y passer. (Elle me regarde comme si j’abolissais le goûter.) C’est vrai. Imagine, si tout le monde savait à quoi je ressemble. Je ne pourrais plus me promener dans la rue sans qu’on me montre du doigt en chuchotant.
— Personne ne fait ça au sergent Debbie, observe-t-elle.
— C’est vrai. Qui oserait ? (Astor ayant l’air près de répliquer, je repose brusquement ma tasse et me lève.) Il faut que je parte accomplir mon devoir et défendre les bonnes gens de notre cité.
— On ne défend pas les gens avec un microscope, dit Astor.
— Ça suffit, Astor, coupe Rita avant de se précipiter pour me faire un autre baiser, sur la joue cette fois. J’espère que vous allez le pincer, celui-là, Dexter. Il a l’air épouvantable.
Je l’espère également. Quatre victimes en une seule journée, c’est un excès de zèle, même pour moi, et cela risque de provoquer dans toute la ville une atmosphère de paranoïa et de prudence susceptible de m’empêcher de m’amuser tranquillement de mon côté.
C’est donc bien déterminé à ce que justice soit faite que je me rends à mon travail. Bien sûr, pour cela, il faudrait commencer par la circulation, étant donné que les conducteurs de Miami ont transformé depuis belle lurette la corvée des déplacements en une sorte de jeu d’autotamponneuses roulant à tombeau ouvert. C’est d’autant plus intéressant que les règles changent d’un conducteur à l’autre. Par exemple, alors que je roule sur la voie express bondée, un type dans la file voisine se met brusquement à klaxonner. Je me tourne vers lui, il me fait un doigt d’honneur en braillant « Maricón ! », me coupe la route et fonce sur la bande d’arrêt d’urgence où il continue à rouler.
Comme j’ignore les raisons de sa conduite, je me contente d’adresser un gentil petit signe à sa voiture, qui disparaît dans le concert lointain des klaxons et des beuglements. La symphonie de l’Heure de pointe à Miami.
J’arrive au bureau un peu en avance, mais il règne déjà une activité fébrile. Je n’ai jamais vu autant de gens dans la salle de presse – enfin, je dis « gens », mais avec les journalistes on n’est jamais assuré qu’il s’agisse d’êtres humains. La gravité de la situation m’apparaît quand je vois les dizaines de caméras et de micros, et pas la moindre trace du capitaine Matthews.
Et ce n’est pas tout : un flic en tenue posté devant l’ascenseur me demande mon badge avant de me laisser entrer, alors que je suis sûr que nous nous connaissons au moins de vue. Quand j’arrive au labo, je m’aperçois que Vince a apporté un sachet de croissants.
— Seigneur ! dis-je en voyant les miettes sur sa chemise. Je plaisantais, Vince.
— Je sais, mais ça faisait tellement classe que… (Il hausse les épaules – cascade de miettes sur le sol.) Il y en a fourrés au chocolat. Et aussi au jambon et au fromage.
— Je ne pense pas que ce serait vu d’un bon œil à Paris.
— Où tu étais, bordel ? fulmine Deborah derrière moi avant de se jeter sur un croissant jambon-fromage.
— Au fond de mon lit.
— Certaines personnes n’ont pas ce plaisir, parce qu’elles essaient de travailler, assiégées par des équipes de télé qui rappliquent du Brésil et de Dieu sait où. (Elle mord à pleines dents dans son croissant et, la bouche pleine, fixe ce qu’il en reste entre ses doigts :) Putain, mais c’est quoi, ce truc ?
— C’est un beignet français, expliqué-je.
Elle balance le morceau vers la première corbeille venue, qu’elle manque d’un bon mètre.
— C’est dégueu !
— Tu préférerais goûter à mon rouleau de printemps ? demande Vince.
— Désolée, mais il y a pas assez à manger dessus et je resterais sur ma faim, répond-elle du tac au tac en m’empoignant le bras. Amène-toi.
Elle m’entraîne jusqu’à son bureau au bout du couloir et se laisse tomber dans son fauteuil. Je prends place sur la chaise pliante et j’attends le déferlement d’émotions qu’elle me réserve sans aucun doute.
Il arrive sous la forme d’une pile de magazines et de quotidiens qu’elle entreprend de me lancer un par un.
— LA. Times, Chicago Sun-Times, ce putain de New York Times. Le Spiegel. Et le Toronto Star.
Juste avant de disparaître étouffé sous cette avalanche, je lui retiens le bras pour l’empêcher de me donner le coup de grâce avec le Karachi Observer.