— Deborah, soit tu fais des phrases complètes qui veulent dire quelque chose, soit je retourne au labo nettoyer mon spectromètre.
— Il y a du nouveau dans l’affaire.
— Alors pourquoi tu n’es pas contente ?
— C’est à l’office de tourisme. (J’ouvre la bouche, prêt à sortir une petite vanne bien sentie. Je me ravise.) Ouais, exactement. C’est comme si quelqu’un en voulait à l’État tout entier.
— Et tu crois que c’est moi ? dis-je. (J’ai dépassé l’irritation, j’en suis à l’ébahissement. Elle se contente de me fixer sans un mot.) Debs, quelqu’un a versé un truc dans ton café. La Floride, c’est chez moi. Tu veux que je chante Swanee River ? Elle se lève d’un bond.
— Viens, on y va.
— Toi et moi ? Et Coulter, ton équipier ?
— Il prend son café, qu’il aille se faire foutre. Et d’ailleurs je préférerais faire équipe avec un gros porc plutôt qu’avec lui. Viens.
Je ne sais pas pourquoi, mais je ne déborde pas de fierté de valoir à peine mieux qu’un gros porc ; mais, quand le devoir l’appelle, Dexter répond, je lui emboîte donc le pas.
8
L’office de tourisme de l’agglomération de Miami occupe un gratte-ciel de Brickell Avenue, comme il sied à son statut de Very Important Service. Toute la majesté de sa fonction se lit dans le panorama dont on jouit depuis ses fenêtres, qui donnent sur le joli quartier du centre ville, avec la passe de Government Cut, une partie de la baie de Biscayne et même le stade voisin où les équipes de basket se montrent de temps en temps pour de spectaculaires défaites. C’est une vue magnifique, une vraie carte postale, une manière de dire : Regardez : ça, c’est Miami. Vous en avez pour votre argent.
Cela dit, aujourd’hui, peu de ses employés semblent jouir de ce panorama. Le bureau évoque une ruche géante qu’on aurait secouée. Ils doivent être une poignée, mais ils entrent, sortent et courent en tous sens avec une telle frénésie qu’on croirait qu’ils sont des centaines à s’agiter. Deborah attend devant la réception deux bonnes minutes – une éternité, pour elle – avant qu’une grosse femme s’arrête.
— Vous voulez quoi ? demande-t-elle.
— Sergent Morgan, répond Debs en sortant aussitôt son badge. Police !
— Oh, mon Dieu, je vais chercher Jo Anne, dit la femme en s’engouffrant dans une porte.
Deborah murmure un « bon Dieu » comme si c’était ma faute, puis la porte se rouvre sur une petite femme aux cheveux courts avec un long nez.
— La police ? s’indigne-t-elle en regardant derrière nous puis en toisant longuement Deborah. C’est vous, la police ? Vous êtes mannequin pour leurs pubs ?
Deborah a l’habitude d’être raillée, mais pas aussi brutalement. Elle rougit d’ailleurs un peu avant de ressortir son badge.
— Sergent Morgan. Avez-vous des informations à nous communiquer ?
— J’ai pas de temps à perdre avec du politiquement correct, répond la femme. J’ai besoin de l’inspecteur Harry, et on m’envoie Fantômette.
Deborah plisse les paupières et ses joues joliment rosies blêmissent.
— Si vous préférez, je peux revenir avec une assignation. Et éventuellement un mandat d’arrêt pour obstruction.
La femme soutient son regard. Dans la pièce derrière elle on entend soudain un grand fracas. Elle sursaute un peu, puis :
— Oh, mon Dieu. D’accord, venez.
Et elle disparaît à nouveau par la porte. Deborah respire un bon coup et grince des dents, puis nous nous engouffrons à sa suite.
La femme est en train de disparaître à nouveau par une porte au bout du couloir, et le temps que nous la rattrapions elle s’est installée dans un fauteuil pivotant au bout d’une table de réunion.
— Asseyez-vous, dit-elle en nous désignant les autres sièges avec une énorme télécommande. (Puis, sans attendre, elle pointe l’engin vers un grand écran plat :) C’est arrivé hier, mais nous n’avons eu le temps d’y jeter un œil que ce matin. Nous vous avons appelés aussitôt, ajoute-t-elle, redoutant peut-être que Deborah ne mette à exécution ses menaces.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Deborah en s’asseyant. Je prends place à côté d’elle.
— La télé. Regardez.
L’écran s’allume sur un menu puis s’anime avec un bruit suraigu. Deborah sursaute malgré elle.
Une image apparaît : en plongée, un corps gisant sur un fond de carrelage blanc. Ses yeux sont grands ouverts et, pour quelqu’un qui a une modeste expérience comme moi, manifestement morts. Puis une silhouette entre dans le champ et dissimule en partie le corps. Nous la voyons seulement de dos, un bras se lève, armé d’une scie électrique. Le bras s’abaisse, et nous entendons le crissement de la lame qui entame la chair.
— Mon Dieu, murmure Deborah.
— La suite est pire, dit la femme.
La lame continue de rugir, de grincer, et nous voyons la silhouette faire des efforts. Puis la scie s’arrête, la silhouette la laisse tomber sur le sol, se penche, arrache un fouillis d’intestins luisants et le lâche devant l’objectif. De grosses lettres blanches apparaissent alors à l’écran, superposées à l’amas de boyaux.
LE NOUVEAU MIAMI VOUS PREND AUX TRIPES
L’image reste encore un peu à l’écran, puis disparaît.
— Attendez, dit la femme.
L’écran clignote de nouveau et un autre texte fait son apparition.
LE NOUVEAU MIAMI - SPOT # 2
Un lever de soleil sur une plage. Une mélodie cubaine en sourdine. Une vague vient lécher la grève. Un joggeur matinal entre dans le champ à petites foulées et s’immobilise subitement. L’objectif zoome sur son visage, qui passe de la surprise à l’effroi, puis le joggeur pique un sprint, laissant derrière lui sable et vagues pour gagner la rue un peu plus loin. La caméra fait un panoramique pour montrer mes bons vieux amis, le couple bienheureux que nous avons découvert étripé sur le sable à South Beach.
Nous passons ensuite au premier policier arrivé sur les lieux qui se détourne et vomit. Plan de coupe sur la foule des badauds qui se dévissent le cou et se figent, puis plusieurs visages enchaînés, de plus en plus vite, chacun avec une expression horrifiée, mais différente.
L’écran se met à tourbillonner puis se remplit progressivement en plan fixe de chacun des visages que nous avons vus pour former une mosaïque, une sorte de trombinoscope d’une douzaine de visages disposés sur trois rangs.
Un nouveau texte apparaît.
LE NOUVEAU MIAMI : ÇA DECOIFFE !
L’écran passe au noir.
Je reste sans voix et je constate que je ne suis pas le seul. Je songe un instant à critiquer le montage, histoire de rompre ce pénible silence – après tout, le public contemporain apprécie le rythme. Mais, l’ambiance ne me paraissant pas très propice à une discussion cinéphilique, je tiens ma langue. Deborah serre les dents. La femme regarde le paysage par la fenêtre sans mot dire.
— Nous pensons que ce n’est pas tout, déclare-t-elle finalement. Enfin, comme les infos ont parlé de quatre cadavres, nous…
Elle hausse les épaules. J’essaie de suivre la direction de son regard pour voir ce qu’il y a de si intéressant à contempler, mais je ne vois qu’une vedette traverser Government Cut.
— C’est arrivé hier ? demande Deborah. Par la poste ?
— Dans une enveloppe ordinaire avec un cachet de Miami. C’est un CD sans signe distinctif, comme ceux que nous avons ici. On peut en acheter n’importe où.