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Tout commence dès que Debs frappe à la porte. Je me rends compte en la voyant trépigner qu’elle est tout excitée et convaincue d’être sur la bonne piste. Puis, quand la porte s’ouvre, déclenchée par un mécanisme électrique, Deborah s’immobilise et lâche un « Merde ! ». À mi-voix, bien sûr, presque inaudible.

Meza l’entend et répond par un « Eh bien, va te faire foutre » en levant vers elle un regard hostile. C’est d’autant plus impressionnant qu’il est dans un fauteuil roulant électrique et qu’il n’a plus que l’usage de ses doigts.

Lesquels lui servent à manœuvrer un joystick sur le plateau métallique fixé sur le devant du fauteuil, qui avance de quelques centimètres vers nous.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Vous avez pas l’air assez futés pour être des Témoins de Jéhovah, alors vous êtes représentants ? Ça tombe bien, je voulais acheter des skis.

Deborah me jette un regard de biais, mais, comme je n’ai aucun conseil à lui donner, je me contente de sourire. Dieu sait pourquoi, cela l’énerve : elle fronce les sourcils et se crispe.

— Êtes-vous Hernando Meza ? demande-t-elle sur un ton très flic imperturbable.

— Ce qu’il en reste, répond le type. Dites, vous avez drôlement l’air d’un flic. Vous venez m’arrêter parce qu’on m’a vu courir à poil dans la rue ?

— Nous aimerions vous poser quelques questions, répond Debs. Pouvons-nous entrer ?

— Non.

Deborah a déjà un pied en l’air, le corps penché en avant, pensant que Meza, comme tout le monde, la laisserait entrer. Déséquilibrée, elle le repose et recule.

— Je vous demande pardon ?

— Nooon, répète patiemment Meza, comme s’il parlait à une demeurée. Non, vous ne pouvez pas entrer.

Il actionne son joystick, et, avec un sursaut, le fauteuil s’ébranle vers nous.

Deborah l’esquive instinctivement, puis recouvre un peu de sa dignité et se plante devant lui, mais à distance prudente.

— Très bien, nous ferons ça ici, dit-elle.

— Oh oui, faisons ça ici tout de suite, rétorque Meza en faisant avancer et reculer rapidement son fauteuil. Oh, poupée, t’es bonne, t’es bonne, t’es bonne.

Deborah a manifestement perdu le contrôle de la situation, ce qui ne se fait pas dans la profession. Elle esquive de nouveau le fauteuil, totalement offusquée par les soubresauts obscènes, tandis que Meza continue de la poursuivre.

— Vas-y, chérie, donne-moi tout ce que tu as ! braille-t-il entre deux hoquets.

Qu’on me pardonne d’éprouver un sentiment, mais j’ai un petit pincement compatissant pour Deborah, qui se donne vraiment beaucoup de mal. Du coup, pendant que Meza continue de tressauter et de poursuivre ma sœur, je passe derrière lui, me baisse et débranche la batterie. Le ronronnement du fauteuil s’éteint, l’engin pile dans un dernier cahot, et nous n’entendons plus qu’une sirène au loin et les doigts de Meza qui s’activent vainement sur le joystick.

Au mieux, Miami est une ville biculturelle et bilingue, et ceux d’entre nous qui prennent la peine de se familiariser avec les deux savent que l’autre culture peut vous enseigner bien des choses aussi nouvelles que fascinantes. J’ai toujours milité dans ce sens et je me rends compte à présent que j’ai eu raison, car Meza se révèle tout aussi inventif en anglais qu’en espagnol. J’ai droit à une impressionnante liste de qualificatifs, puis son tempérament artistique se déploie dans toute sa splendeur et il m’affuble de qualificatifs que je n’ai encore jamais entendus. C’est d’autant plus surnaturel et improbable que Meza a une petite voix rauque et sifflante. Je suis médusé, et Deborah aussi. Nous restons là à l’écouter, jusqu’à ce qu’il s’épuise et conclue par un : « Branleur. »

Je rejoins Deborah et je me plante devant lui.

— Ne dites pas ça. C’est beaucoup trop ordinaire, et vous êtes nettement plus doué que ça. Qu’est-ce que vous m’avez sorti tout à l’heure ? « Espèce de résidu de dégueulis de pigeon vérolé »? Sublime !

Et je l’applaudis gentiment comme il le mérite.

— Rebranche-moi, hijo de puta, on va voir si tu vas continuer à rigoler.

— Pour que vous nous fonciez dessus avec votre 4x4 de compétition ? Pas question.

Deborah sort de sa stupeur admirative et reprend son rôle d’élément dominateur. Elle me pousse de côté et arbore de nouveau son masque impassible pour considérer Meza.

— Monsieur Meza, vous devez répondre à quelques questions, et si vous refusez de coopérer je serai contrainte de vous emmener au commissariat pour vous les poser.

— Vas-y, connasse, répond-il. Mon avocat sera ravi.

— On pourrait le laisser comme ça, proposé-je. Le temps que quelqu’un débarque et le vende au poids de la ferraille.

— Rebranche-moi, espèce de sac à merde.

— Il se répète, dis-je à Deborah. Je crois qu’il est fatigué.

— Avez-vous menacé de mort la directrice de l’office de tourisme ? demande Deborah.

Meza se met à pleurer. Et ce n’est pas joli-joli : sa tête retombe sur le côté, inerte, et un mélange de bave et de larmes lui inonde le visage.

— Les enfoirés, dit-il. Ils auraient dû me tuer. (Il renifle, si faiblement que cela ne sert à rien.) Regardez-moi, mais regardez ce qu’ils ont fait, continue-t-il de sa voix rauque et sans timbre.

— Et qu’est-ce qu’on vous a fait, monsieur Meza ? demande Deborah.

— Regardez-moi. C’est eux qui ont fait ça. Je vis dans ce putain de fauteuil, je peux même pas pisser sans qu’une pédale d’infirmier me tienne la bite. (Il relève la tête d’un air de défi noyé dans la bave.) Ça vous donnerait pas envie de les crever, ces puercos, vous ?

— Vous dites qu’ils vous ont fait ça ? demande Debs.

— Accident du travail, répond-il, sur la défensive. C’était pendant mes horaires de boulot, mais ils ont prétendu que non, que c’était un accident de voiture, et ils n’ont pas sorti un centime. Et après, ils m’ont viré.

Deborah ouvre la bouche et se ravise. Je crois qu’elle avait l’intention de demander un truc du genre : « Où étiez-vous hier soir entre 3 h 30 et 5 heures ? » avant de se rendre compte qu’il était sûrement chez lui, dans son petit fauteuil. Mais Meza n’a pas l’œil dans sa poche non plus.

— Quoi ? Quelqu’un a enfin tué un de ces chingados maricones ? Et vous pensez que j’aurais pas pu le faire parce que je suis cloué dans mon fauteuil ? Rebranche-moi, je vais te montrer si je suis pas capable de crever quelqu’un qui me fait chier.

— Quel maricón vous avez tué ? lui demandé-je.

Deborah me file un coup de coude, alors qu’elle n’a rien à dire.

— Celui qui est mort, enculé, siffle-t-il. J’espère que c’est cette salope de Jo Anne, mais je m’en fous, je vais tous les crever avant d’y passer.

— Monsieur Meza…, dit Deborah.

Il y a dans sa voix une légère hésitation qui passerait pour de la compassion chez n’importe qui, mais, chez Debs, c’est seulement la déception de voir que ce pauvre tas de viande inerte n’est pas son suspect. Cette fois encore, Meza s’en aperçoit et passe aussitôt à l’attaque.

— Ouais, c’est moi le coupable. Passe-moi les menottes, connasse. Jette-moi à l’arrière de ta bagnole avec les clebs. Qu’est-ce que tu as ? Peur que je casse ma pipe sous ton nez ? Vas-y, salope. Sinon, je te déglingue comme ces enculés de l’office de tourisme.

— Personne n’est mort là-bas, dis-je.

— Ah bon ? me fait-il avant de se retourner vers Deborah. Alors qu’est-ce que vous foutez à venir me faire chier, connards ?

Deborah hésite à nouveau, puis tente une dernière fois le coup.