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Je me rappelle le jour où je l’ai trouvée ligotée avec du Scotch sur une table, mon frère biologique brandissant un couteau au-dessus d’elle, prêt à nous tuer tous les deux. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas la tuer, même si c’était nécessaire, même si cela m’aurait rapproché de lui, de mon frère, la seule personne au monde qui me comprenait vraiment et m’acceptait tel que j’étais. Mais je n’ai pas pu. La voix de Harry a résonné en moi et m’a remis dans le droit chemin.

— Merde ! fait Deborah. Mais qu’est-ce que papa avait dans le crâne ?

Je me pose parfois la question. Mais je me demande aussi comment certaines personnes peuvent croire à leurs mensonges, ou pourquoi je ne peux pas voler.

— On ne peut pas le savoir, affirmé-je. Il a agi comme ça, c’est tout.

— Merde, répète-t-elle.

— Peut-être, mais qu’est-ce que tu comptes faire, alors ?

— Je ne sais pas, dit-elle sans me regarder. Mais je crois que je dois agir.

Nous restons assis un long moment sans rien dire. Puis elle redémarre pour regagner l’avenue.

11

Nous roulons en silence jusqu’au quartier Arts déco. Du coup, le trajet paraît nettement plus long. Je jette une ou deux fois un coup d’œil à Deborah, mais elle est plongée dans ses pensées. Peut-être hésite-t-elle entre me passer ses menottes pro et la paire de secours bon marché qu’elle garde dans la boîte à gants. En tout cas, elle regarde droit devant, fait des gestes mécaniques, sans perdre de temps avec moi.

Nous trouvons assez rapidement l’adresse, et c’est tant mieux, car persister à s’éviter du regard sans desserrer les dents devient un peu pénible. Elle se gare devant une sorte de hangar sur la 40e rue nord-est et passe au point mort. Elle coupe le contact, toujours sans me regarder, mais elle attend un peu. Puis elle secoue la tête et descend de voiture.

Je devrais sûrement me contenter de la suivre, comme toujours, et de jouer l’ombre protectrice de la petite Debs. Mais j’ai un restant de fierté et puis, si elle a l’intention de s’en prendre à moi à cause de quelques malheureux meurtres purement récréatifs, en quoi devrais-je l’aider à résoudre cette affaire ? C’est vrai, quoi : ce n’est pas que j’exige que la situation soit équitable, mais là on frôle les limites de l’acceptable.

Je reste donc calé sur mon siège sans vraiment prêter attention à Debs, qui arrive à la porte et sonne. Du coin d’un œil accablé d’ennui, je vois la porte s’ouvrir et Deborah sortir son badge. De là où je suis, je ne sais pas très bien si le type la frappe et la fait tomber, ou s’il l’a simplement poussée avant de s’engouffrer à l’intérieur.

Mais mon intérêt s’éveille à nouveau quand je la vois se relever péniblement sur un genou et retomber inerte.

Une alarme hurle en moi : toute ma rancœur à rencontre de Deborah s’évapore aussi vite que de l’essence sur une chaussée brûlante. Je saute hors de la voiture et je m’élance plus vite que jamais.

À trois mètres, j’aperçois le manche du couteau qui dépasse de son flanc et je ralentis un instant, sous le choc. Une flaque de sang commence à se répandre sur le trottoir et je me retrouve dans le conteneur réfrigéré avec Biney, mon frère, fixant par terre l’épaisse couche rouge et visqueuse, incapable de bouger, le souffle coupé. Mais la porte s’entrouvre et le type qui a poignardé Deborah sort. Il se baisse pour récupérer le couteau, et le sifflement dans mes oreilles fait place au claquement d’ailes du Passager noir. Je bondis et lui assène un violent coup de pied dans la tempe. Il s’étale à côté d’elle, le visage dans la flaque de sang, assommé.

Je m’agenouille à côté de ma sœur et lui prends la main. Je sens battre son pouls, et elle ouvre les yeux.

— Dex, chuchote-t-elle.

— Tiens bon, sœurette.

Elle referme les yeux, pendant que je décroche sa radio de sa ceinture pour appeler les secours.

Un petit attroupement s’est fait le temps que l’ambulance arrive, mais tout le monde s’écarte gentiment pour laisser passer les secouristes.

— Wouah ! dit le premier, un jeune costaud aux cheveux en brosse. On va arrêter l’hémorragie.

Il s’agenouille auprès de Deborah et se met au travail. Sa coéquipière, une quadragénaire encore plus costaude que lui, plante immédiatement une perfusion dans le bras de ma sœur tandis que je sens quelqu’un me prendre par le bras.

Je me retourne. C’est un flic en tenue, âge mûr, noir, crâne rasé.

— Vous êtes son équipier ?

— Son frère, dis-je en sortant mon badge. Je suis de la police scientifique.

— Eh bien, dit-il en examinant ma carte, vous arrivez pas si vite sur les lieux, d’habitude. Qu’est-ce que vous savez de ce mec ? demande-t-il en me désignant le type, qui s’est redressé entre-temps et se tient la tête à deux mains sous le regard d’un autre flic en tenue.

— Il a ouvert la porte, il l’a vue. Puis il l’a plantée avec son couteau.

— O.K., fait le flic avant de se tourner vers son collègue. Passe-lui les bracelets, Frankie.

Je ne fais pas le fanfaron pendant qu’on embarque le type, parce que, au même moment, Deborah est transportée vers l’ambulance.

— Elle va s’en tirer ? demandé-je au type aux cheveux en brosse.

— On va voir ce qu’en disent les médecins, O.K.? répond-il sur un ton peu convaincant et avec un sourire machinal.

— Vous l’emmenez à Jackson ?

— Oui. Vous la trouverez aux urgences de traumato.

— Je peux monter avec vous ?

— Non.

Il claque la portière arrière et court pour sauter au volant. Je les regarde s’éloigner, toutes sirènes dehors.

Je me sens soudain très seul. La situation est un peu trop mélodramatique pour être supportable. Les derniers mots que nous avons échangés ont été désagréables, et ils risquent d’être réellement les derniers. C’est le genre d’enchaînement d’événements qui a sa place à la télé, si possible dans un soap pour ménagères de moins de cinquante ans. Pas dans le prime time de Dexter le Dramaturge. Mais c’est pourtant bien ça : Deborah est en route pour les urgences et je ne sais pas si elle en réchappera.

Je baisse les yeux vers le trottoir. Ça fait vraiment beaucoup de sang.

Heureusement pour moi, je n’ai pas le temps de ruminer. L’inspecteur Coulter arrive, l’air sombre, même pour lui. Je le regarde examiner les alentours un moment avant de me rejoindre. Il semble encore plus contrarié tandis qu’il me toise de la tête aux pieds avec la même expression que celle d’usage pour inspecter les lieux de crimes.

— Dexter, dit-il, qu’est-ce que tu as foutu ?

L’espace d’un instant, je m’apprête à expliquer que je n’ai pas poignardé ma sœur. Puis je me rends compte qu’il est inconcevable qu’il m’accuse et qu’en fait c’est sa manière de briser la glace avant de prendre ma déposition.

— Elle aurait dû m’attendre, c’est moi son coéquipier.

— Tu prenais ton café. Elle a jugé que c’était urgent.

— Elle pouvait attendre une vingtaine de minutes, dit-il en contemplant le sang d’un air consterné. Pour son coéquipier. C’est un lien sacré.

Comme je n’ai aucune expérience du sacré, étant donné que je passe la majeure partie de mon temps à jouer dans le camp d’en face, je me contente de répondre :

— Tu as sûrement raison.

Cela semble le satisfaire, car il entreprend de noter ma déposition en ne jetant qu’un ou deux regards irrités aux taches de sang de son équipière sacrée. C’est seulement au bout de dix longues minutes que je peux enfin partir pour l’hôpital.