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Le Jackson Memorial est connu de tous les flics, criminels et victimes de la région de Miami, parce qu’ils y sont tous allés, soit comme patients, soit pour y chercher un collègue qui y était hospitalisé. C’est l’un des services de traumatologie les plus fréquentés du pays, et s’il est exact que c’est en forgeant qu’on devient forgeron, les urgences de Jackson doivent être les meilleures en ce qui concerne les blessures par balles, armes blanches et objets divers. L’armée américaine vient y apprendre la chirurgie de terrain, car plus de cinq mille personnes par an se présentent ici avec des blessures semblables à celles qu’on peut récolter en première ligne aux environs de Bagdad.

Je sais donc que Debs sera en de bonnes mains si elle y arrive en vie. Et j’ai beaucoup de mal à imaginer qu’elle puisse mourir. Je veux dire que je suis tout à fait conscient que c’est dans l’ordre des choses : cela nous arrive à tous tôt ou tard. Mais je ne peux m’imaginer un monde sans une Deborah Morgan. Ce serait comme un immense puzzle dont il manque le centre.

C’est troublant de me rendre compte que je suis à ce point habitué à sa présence. Il est certain que nous n’avons jamais échangé ni tendresse ni regards embués, mais elle a toujours été là, dans toute ma vie, et, alors que je roule vers Jackson, je me rends compte que tout serait différent si elle mourait, et pas du tout aussi confortable.

Par bonheur, l’hôpital n’est pas très loin, et je me gare sur le parking après seulement quelques minutes de course à tombeau ouvert, une main écrasant le klaxon – auquel la plupart des automobilistes de Miami ne prêtent aucune attention.

Tous les hôpitaux se ressemblent, à l’intérieur, jusqu’aux couleurs des murs, et, d’un point de vue général, ce ne sont pas des endroits très gais. Évidemment, je suis heureux qu’il y en ait un si près en ce moment, mais ce n’est pas avec allégresse que j’arrive aux urgences. Les gens qui attendent ont l’air d’animaux résignés et le personnel médical qui s’agite en tous sens semble au bord de la crise de nerfs, ce qui contraste considérablement avec la nonchalance bureaucratique de la femme armée d’un formulaire qui m’arrête à peine entré.

— Sergent Morgan, blessure par arme blanche, dis-je. Elle vient d’arriver.

— Qui êtes-vous ? demande-t-elle.

Pensant bêtement m’en tirer à bon compte, je réponds : « Son frère », et je suis accueilli par un sourire.

— Très bien. Exactement ce qu’il me fallait.

— Je peux la voir ?

— Non.

Elle m’empoigne par le coude et entreprend de m’entraîner d’une main ferme vers un bureau.

— Vous pouvez me dire comment elle va ?

— Veuillez vous asseoir, je vous prie, dit-elle en me poussant vers une chaise en plastique moulé face à un petit bureau.

— Mais comment elle va ? insisté-je, refusant de me laisser faire.

— Nous allons y venir dans un instant, dès que nous aurons réglé ces formalités administratives. Veuillez vous asseoir, monsieur – monsieur Morton ?

— Morgan.

— J’ai Morton, sur mon formulaire.

— C’est Morgan, M-O-R-G-AN.

— Vous êtes sûr ? demande-t-elle.

Et l’ambiance surréaliste de l’hôpital s’abat sur moi. Je me laisse tomber sur la chaise comme si j’avais pris un gros coup de polochon.

— Tout à fait certain, affirmé-je d’une voix faible en continuant de m’affaisser sur la petite chaise branlante.

— Alors il va falloir que je change ça sur l’ordinateur, se rembrunit-elle. Flûte !

J’ouvre et referme la bouche comme un poisson échoué tandis qu’elle prend son temps pour taper sur son clavier. C’en est trop. Même son laconique « Flûte ! » est une offense à la raison. C’est la vie de Deborah qui est en jeu.

Cela prend un temps infini, mais je réussis à remplir correctement les formulaires et à convaincre cette bonne femme que, en tant que parent et fonctionnaire de police, j’ai largement le droit de voir ma sœur. Mais bien sûr, les choses étant ce qu’elles sont dans cette vallée de larmes, on ne me laisse pas la voir. J’ai tout juste le droit de rester dans un couloir et de jeter un coup d’œil par un hublot à un groupe de personnes en blouse verte rassemblées autour d’une table, en train de faire à Deborah des choses aussi affreuses qu’inimaginables.

Je reste ainsi pendant une éternité à fixer la scène, tressaillant de temps à autre quand apparaît au-dessus de ma sœur un instrument ou une main ensanglantés. L’odeur de désinfectant, de sang, de sueur et de peur est suffocante. Mais, enfin, je les vois s’écarter de la table et pousser la civière vers la porte. Je m’efface pour les laisser passer, puis j’empoigne par le bras celui qui a l’air le plus expérimenté parmi les derniers à sortir. Erreur de ma part : ma main touche quelque chose de froid, d’humide et de gluant et je la retire aussitôt – elle est tachée de sang. Je me sens soudain tout étourdi, souillé et au bord de la panique, mais je me ressaisis juste à temps quand le chirurgien se retourne.

— Comment va-t-elle ?

Il regarde la civière qui s’éloigne, puis :

— Qui êtes-vous ? demande-t-il.

— Son frère. Elle va s’en tirer ?

Il me gratifie d’un demi-sourire moins que joyeux.

— C’est beaucoup trop tôt pour se prononcer. Elle a perdu beaucoup de sang. Elle peut se rétablir autant que subir des complications. Nous ne pouvons pas encore le savoir.

— Quel genre de complications ?

La question me paraît tout à fait raisonnable, mais elle me vaut un soupir irrité.

— N’importe quoi, depuis une infection jusqu’à des séquelles cérébrales. Nous ne saurons rien avant un jour ou deux. Vous allez donc devoir attendre que nous puissions fournir un pronostic, d’accord ?

J’ai droit à l’autre moitié du sourire, puis il s’éloigne dans le couloir.

Je le suis du regard en repensant à cette histoire de séquelles. Puis je tourne les talons pour suivre la civière qui emporte Deborah.

12

Il y a tellement d’appareils autour de Deborah qu’il me faut un moment pour la repérer au milieu de ce fouillis qui bipe et bourdonne. Elle gît, immobile, dans son lit, environnée de tubes et de canules, le visage à moitié couvert par un masque à oxygène, aussi pâle que ses draps. Je reste tétanisé un moment, sans savoir comment réagir. J’ai tout fait pour réussir à la voir, mais maintenant que j’y suis, pas moyen de me rappeler avoir lu quelque part comment il convient de se comporter quand on se trouve aux urgences au chevet d’un être cher. Dois-je lui prendre la main ? Cela paraît probable, mais je ne suis pas très sûr, et puis elle a une perfusion enfoncée dans celle qui est la plus proche, et ça ne me semble pas une bonne idée de risquer de l’arracher.

Du coup, je prends une chaise que j’approche à une distance que j’estime raisonnable et je m’installe.

Quelques minutes plus tard, un bruit me fait lever le nez. À la porte apparaît la tête d’un flic noir que je connais vaguement. Wilkins.

— Salut. Dexter, c’est ça ? fait-il.

Je hoche la tête et lui montre mon badge.

— Comment elle va ? demande-t-il.

— C’est trop tôt pour le dire.

— Désolé, mon vieux. Le capitaine veut que quelqu’un la surveille. Je suis dans le couloir.

— Merci.

Il retourne prendre son poste à la porte.

J’essaie d’imaginer ce que serait la vie sans Deborah. Cette simple idée est dérangeante, bien que je ne sache dire pourquoi. Je n’arrive pas à trouver de différences assez importantes ou évidentes, aussi, je me creuse la cervelle. Je réussirais probablement à manger mon coq au vin chaud la prochaine fois. J’aurais moins de bleus sur les bras à force de prendre ses coups. Je n’aurais plus à craindre qu’elle m’arrête. Tout ça n’est que bénéfice. Pourquoi suis-je si inquiet ?