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Malgré tout, cette logique ne me convainc guère. Et si elle avait des séquelles au cerveau ? Cela pourrait gêner sa carrière dans la police. Elle pourrait avoir besoin d’une assistance permanente – qu’on la nourrisse, qu’on lui change ses couches - et ça ne serait pas facile, professionnellement parlant. Et qui devrait se farcir la corvée de s’occuper d’elle ? Je ne m’y connais guère en matière d’assurance médicale, mais je sais que ce n’est pas gratuit. Et si c’était moi qui étais censé m’occuper d’elle ? Cela empiéterait sûrement beaucoup sur mes loisirs. Mais qui d’autre y a-t-il ? Elle n’a pas d’autre famille au monde que moi, le Doux et Docile Dexter. Personne d’autre pour pousser son petit fauteuil, préparer sa bouillie et essuyer ses filets de bave. Il faudrait que je m’occupe d’elle jusqu’à son dernier soupir, quand nous serions vieux, et nous serions là à regarder la télé pendant que le reste du monde continuerait à s’entre-tuer allègrement, sans moi.

Juste avant de succomber à une nouvelle vague de déprime, je me rappelle Kyle Chutsky. Le qualifier de petit copain de Deborah n’est pas tout à fait juste, puisqu’ils vivent ensemble depuis plus d’un an. Sans compter que ce n’est pas un gamin. Il a dix bonnes années de plus qu’elle, c’est un costaud bien amoché, à qui il manque la main et le pied gauches à la suite de sa rencontre avec le même chirurgien amateur qui a rectifié le portrait du sergent Doakes.

Pour être honnête avec moi-même – ce qui me paraît très important –, je ne pense pas simplement à lui parce que j’ai envie qu’un autre que moi s’occupe d’une Deborah éventuellement handicapée. Il faut peut-être le prévenir qu’elle est aux urgences. Du coup, je sors mon mobile et je l’appelle. Il répond aussitôt.

— Kyle, c’est Dexter.

— Salut, mon pote, fait-il d’un ton faussement enjoué. Quoi de neuf ?

— Je suis avec Deborah. Aux urgences, à Jackson.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-il après un court silence.

— Elle a pris un coup de couteau et perdu pas mal de sang.

— J’arrive tout de suite.

C’est bien que Chutsky se soucie assez d’elle pour venir aussi vite. Peut-être qu’il pourrait m’aider à préparer la bouillie de Deborah, pousser son fauteuil. C’est bien d’avoir quelqu’un pour vous soutenir.

Ça me rappelle que j’ai moi aussi quelqu’un. Ou peut-être plus exactement que quelqu’un m’a, moi. En tout cas, Rita doit être prévenue que je vais être en retard, avant qu’elle s’embarque dans la préparation d’un soufflé au faisan. Je l’appelle à son travail, lui résume la situation et raccroche alors qu’elle se lance dans une litanie de « Oh, mon Dieu ».

Chutsky arrive un quart d’heure plus tard, suivi d’une infirmière qui a l’air de vouloir s’assurer qu’il est entièrement satisfait de tout, depuis l’emplacement de la chambre jusqu’à la disposition des cathéters.

— C’est là, dit-elle.

— Merci, Gloria, répond Chutsky sans quitter Deborah des yeux.

Alors que l’infirmière s’attarde encore un peu d’un air inquiet, Chutsky s’approche du lit et prend la main de Deborah – je suis content de constater que je ne m’étais pas trompé : tenir la main, c’est bien ce qui se fait dans ces circonstances.

— Qu’est-ce qui s’est passé, alors ? demande-t-il.

Je lui raconte l’affaire ; il m’écoute sans me regarder, hochant la tête d’un air absent, lâchant tout juste la main de Deborah pour écarter une mèche de cheveux sur son front.

— Que disent les médecins ? demande-t-il finalement.

— C’est encore trop tôt.

— Ils disent toujours ça, fait-il avec un geste agacé du crochet métallique qui remplace sa main gauche. Quoi d’autre ?

— Qu’il y a un risque de séquelles. Cérébrales, en plus.

— Elle a perdu beaucoup de sang, remarque-t-il.

Ce n’est pas une question, mais j’y réponds malgré tout.

— En effet.

— J’ai un gars qui vient de Bethesda. Il sera là dans deux heures.

Je ne sais pas quoi répondre. Un gars ? De Bethesda ? Est-ce que c’est une bonne nouvelle, et, auquel cas, pourquoi ? Je ne vois aucune différence entre Bethesda et Cleveland, à part que l’un est dans le Maryland et l’autre dans l’Ohio. Quel genre de type pourrait venir de là-bas ? Et pour quoi faire ? Mais je ne vois pas non plus comment formuler ma question. Je ne sais pas pourquoi, mais mon cerveau ne fonctionne pas avec son habituelle et glaciale efficacité.

Je me contente donc de regarder Chutsky poser une chaise de l’autre côté du lit pour s’asseoir tout en tenant la main de Deborah. Une fois installé, il se tourne vers moi.

— Dexter.

— Oui.

— Tu crois que tu pourrais nous trouver du café ? Et un beignet ou quelque chose à grignoter ?

La question me prend totalement de court – pas parce que l’idée est étrange, mais parce qu’elle me paraît étrange, alors qu’elle est tout à fait naturelle. L’heure du déjeuner est passée depuis belle lurette, je n’ai rien mangé et même pas songé à le faire. Et là, maintenant que Chutsky me le propose, l’idée me paraît déplacée, comme entonner un refrain de corps de garde dans une église.

Mais je me lève et sors dans le couloir en promettant de voir ce que je peux faire.

Je reviens quelques minutes plus tard avec deux cafés et quatre beignets. Je m’arrête dans le couloir, sans trop savoir pourquoi, et je jette un coup d’œil par la lucarne. Chutsky est penché en avant, les yeux clos, la main de Deborah pressée contre son front. Ses lèvres bougent, mais je n’entends rien, avec le ronronnement des appareils. Il prie ? Je trouve cela un peu prématuré. Sans doute que je ne le connais pas très bien, mais le peu que j’en sais ne cadre pas avec l’image d’un homme qui prie. En tout cas, c’est assez embarrassant à voir, un peu comme quelqu’un qui se cure le nez. Je me racle la gorge en entrant, mais il ne bronche pas.

À part sortir une remarque enjouée et éventuellement interrompre cette ferveur religieuse, je ne trouve rien de constructif à faire. Alors je m’assois et entame un beignet. Je l’ai presque fini quand il se redresse.

— Alors, tu nous as trouvé quoi ?

Je lui passe un café et deux beignets. Il saisit le premier de sa main valide et embroche les deux beignets avec son crochet.

— Merci.

Le gobelet coincé entre les genoux, il fait sauter le couvercle d’un doigt, tout en mordant dans les beignets suspendus à son crochet.

— Pas eu le temps de manger. J’attendais un coup de fil de Deborah et je pensais qu’on déjeunerait tous les trois, mais…

Il n’achève pas sa phrase. Il continue de manger ses beignets sans un mot, entre deux gorgées de café, et j’en profite pour finir le mien. Quand nous en avons terminé, nous restons à regarder Deborah comme si c’était notre émission de télé préférée. De temps en temps, l’un des appareils émet un bruit incongru et nous levons le nez. Mais rien ne change. Deborah gît toujours, les yeux clos, sa poitrine se soulève lentement, accompagnée d’un souffle à la Dark Vador de l’assistance respiratoire.

Je reste au moins une heure, et mes pensées ne s’éclairent pas pour autant. Apparemment, celles de Chutsky non plus. Il ne fond pas en larmes, mais il a l’air fatigué, le teint cireux ; je ne l’ai jamais vu comme ça, sauf quand je l’ai sauvé des mains de celui qui l’a mutilé. Et je pense que je ne vaux pas mieux que lui, bien que ce soit le cadet de mes soucis pour le moment ou même en règle générale. En fait, je ne perds pas beaucoup de temps à me soucier de grand-chose – je planifie, oui, c’est certain que je m’assure que tout se passera comme prévu lors de mes Expéditions nocturnes spéciales. Mais, vraiment, m’inquiéter me semble être une activité plus émotionnelle que rationnelle, et jusqu’à aujourd’hui je n’ai jamais plissé le front.