— Comment va-t-elle ?
— C’est trop tôt pour le dire, expliqué-je.
— Ils disent toujours ça.
Je bois une longue gorgée de café et je me relève.
— Je ferais mieux de prendre de ses nouvelles.
J’appelle Chutsky.
— Rien de neuf, dit-il d’une voix rauque de fatigue. Je t’appelle si jamais il y a quoi que ce soit.
Je retourne m’asseoir, avec l’impression que je vais sombrer dans le coma à tout moment.
— Alors ? demande Rita.
— Pas de changement, dis-je en m’affalant le nez dans la tasse.
Plusieurs cafés et six pancakes à la myrtille plus tard, je suis un peu ragaillardi et prêt à partir travailler. Je me lève, dis au revoir à Rita et aux gosses et je m’en vais. Je vais faire comme d’habitude et laisser le rythme de mon quotidien artificiel me bercer pour atteindre une sérénité synthétique.
Mais le bureau n’est pas du tout le refuge auquel je m’attendais. Je suis accueilli partout par des mines compatissantes et on me demande à mi-voix : « Comment elle va ? » Tout l’immeuble a l’air de vibrer de sollicitude au cri de guerre de « Trop tôt pour se prononcer ». Même Vince Masuoka a pris le coup. Il a apporté des beignets – pour la deuxième fois de la semaine ! - et, dans un esprit de pure charité, m’a mis de côté celui à la crème pâtissière.
— Comment elle va ? demande-t-il en me l’offrant.
— Elle a perdu beaucoup de sang, réponds-je, surtout histoire de varier.
— Ils sont très bons, à Jackson, dit-il. Ils ont l’habitude.
— Je préférerais qu’ils n’aient pas à s’occuper d’elle, lâché-je avant de mordre dans le beignet.
Dix minutes plus tard, je reçois un appel de l’assistante du capitaine Matthews.
— Une si jolie voix… Ce ne peut être que Gwen, notre ange de lumière.
— Il a dit tout de suite, rétorque-t-elle avant de raccrocher. Je me retrouve devant le bureau de Matthews quatre minutes plus tard, face à Gwen en personne. C’est son assistante depuis toujours, depuis l’époque où on l’appelait secrétaire, et cela pour deux raisons. La première est qu’elle est incroyablement efficace. La seconde, qu’elle est incroyablement laide et qu’aucune des trois épouses successives du capitaine n’a jamais réussi à lui trouver le moindre défaut.
Ces deux qualités me la rendent irrésistible et je suis incapable de la croiser sans lâcher quelque trait d’esprit.
— Ah, Gwendolyn. La suave sirène de South Miami.
— Il vous attend.
— Oublions-le. Partons ensemble vivre une éternité de débauche sublime.
— Entrez. Il est dans la salle de réunion.
Je pensais que le capitaine voudrait exprimer officiellement sa sollicitude, mais la salle de réunion me paraît un étrange endroit pour cela. Puisque c’est le capitaine et que je ne suis que Dexter, le sous-fifre, j’entre.
Il m’attend, effectivement. Il est juste derrière la porte et à peine suis-je entré qu’il me fond dessus.
— Morgan, dit-il. Euh… c’est tout à fait officieux, en conséquence… (Il agite la main, la pose sur mon épaule.)… il faut que vous nous aidiez, mon petit. Simplement… enfin, vous voyez.
Et, sans plus de précisions, il me conduit à un siège.
Il y a déjà plusieurs personnes assises autour de la table. J’en reconnais la plupart, et aucune n’est particulièrement de bon augure. Il y a Israel Salguero, des services internes : c’est une mauvaise nouvelle à lui tout seul. Mais il est accompagné d’Irene Cappuccio, que je ne connais que de vue et de réputation. C’est l’une des chefs du service juridique de la police et on l’appelle rarement, sauf si quelqu’un a déposé une plainte solide contre nous. À côté d’elle est assis un autre de nos juristes, Ed Beasley. De l’autre côté de la table se trouve le lieutenant Stein, chargé de com’, grâce auquel la police de Miami réussit à ne pas passer pour une horde de Huns sanguinaires.
Il y a un inconnu assis à côté de Matthews, et il est clair, d’après la coupe impeccable de son coûteux costume, que ce n’est pas un flic. Il est noir, avec un air imbu de sa personne et un crâne rasé tellement luisant que je suis sûr qu’il utilise de la cire d’abeille. Au même instant, il bouge le bras et découvre un gros bouton de manchette en diamants et une magnifique Rolex.
— Alors, dit Matthews pendant que je m’avance en hésitant vers une chaise, en proie à la panique. Comment va-t-elle ?
— C’est trop tôt pour le dire.
— Ah ! Enfin, je suis sûr que nous espérons tous que, hum, tout ira pour le mieux. C’est un excellent élément et son père… euh, votre père, aussi, bien sûr. (Il se racle la gorge.) Les… hum… médecins de Jackson sont les meilleurs et je veux vous assurer que si nous pouvons faire quoi que ce soit, euh… (Son voisin lui jette un regard, puis à moi, et Matthews opine.) Asseyez-vous.
Je prends place sans la moindre idée de ce qui se passe, mais avec la certitude absolue que cela ne va pas me plaire. Ce que me confirme aussitôt Matthews.
— Il s’agit d’une discussion informelle, dit-il. Juste pour… euh… hum.
L’inconnu pose avec agacement son regard impérieux sur le capitaine et se tourne vers moi.
— Je représente Alex Doncevic, annonce-t-il.
Le nom ne me dit absolument rien, mais il le prononce avec une telle conviction que je me dis que je devrais le connaître et je me contente de hocher la tête avec un :
— Ah, très bien.
— Pour commencer, continue-t-il, j’exige sa libération immédiate. Ensuite… (Il marque une pause, apparemment pour créer un petit effet dramatique et pour permettre à sa vertueuse indignation de prendre de l’ampleur avant de se répandre dans toute la salle.) Ensuite, reprend-il, comme s’il s’adressait à une foule dans un stade, nous envisageons d’intenter une action pour réclamer des dommages et intérêts.
Je cligne des paupières. Tout le monde me regarde, et il est clair que je suis impliqué dans une sale histoire, mais dont j’ignore absolument tout.
— Je suis désolé de l’apprendre, dis-je.
— Écoutez, intervient Matthews, il s’agit seulement d’une conversation informelle et préliminaire. Car M. Simeon jouit, hum, d’une position très respectable dans la communauté. Notre communauté.
— Et parce que son client est en état d’arrestation pour plusieurs délits, ajoute Irene Cappuccio.
— Arrestation abusive, corrige Simeon.
— Cela reste à voir, répond Cappuccio. M. Morgan pourra peut-être nous éclairer sur ce point.
— Très bien, dit Matthews. Ne nous… euh… (Il pose les mains à plat sur la table.) L’important est surtout de… hum… Irene ?
Cappuccio prend le relais.
— Pouvez-vous nous dire exactement ce qui s’est passé hier jusqu’à l’agression de l’inspecteur Morgan ? me demande-t-elle.
— Vous savez pertinemment que vous ne pourrez jamais présenter cela devant un tribunal, Irene, dit Simeon. Agression ? Allons donc !
Cappuccio le considère un long moment sans ciller, d’un regard glacial.
— Très bien, reprend-elle. Jusqu’au moment où le client de M. Simeon a planté son couteau entre les côtes de Deborah Morgan ? Vous ne réfutez pas qu’il l’a poignardée, tout de même ? demande-t-elle à Simeon.
— Écoutons ce qui s’est passé, répond-il avec un sourire pincé.
— Allez-y, m’encourage Cappuccio. Commencez par le commencement.
— Eh bien…, commencé-je.
Et je m’arrête. Je sens les regards posés sur moi et les secondes qui passent, mais je ne trouve rien de plus convaincant à dire. C’est bien de savoir enfin qui est Alex Doncevic. Il est toujours agréable de connaître le nom des gens qui poignardent votre famille.