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Et il demeurera ainsi, maintenant qu’il ne reste plus que quelques sacs-poubelle et une petite goutte du sang de Doncevic sur une lame de verre dans mon coffret en bois de rose.

Et, comme toujours, je me sens nettement mieux ensuite.

15

Le lendemain matin, tout part en eau de boudin. Je me rends au travail, fatigué mais satisfait d’avoir accompli avec bonheur mes corvées jusqu’à pas d’heure. Je viens de m’installer avec une tasse de café pour m’attaquer à la paperasse quand Vince Masuoka passe la tête par l’embrasure.

— Dexter.

— Le seul et unique ! m’exclamé-je avec la modestie exigée.

— Tu as entendu la nouvelle ? demande-t-il avec un sourire satisfait indiquant qu’il espère le contraire.

— J’entends tant de nouvelles, Vince. De quoi tu parles ?

— Du rapport d’autopsie.

Et comme, apparemment, il tient à rester agaçant le plus longtemps possible, il se tait et se contente de me regarder.

— Très bien, Vince, dis-je enfin. Quel est le rapport d’autopsie dont je n’ai pas entendu parler et qui va changer ma vie ?

— Quoi ?

— Je viens de te dire que je ne suis pas au courant.

— Tu sais, les cadavres décorés avec les fruits et tout le bataclan ?

— Ceux de South Beach et des Fairchild Gardens ?

— Oui. Ils ont été transportés à la morgue pour autopsie et à leur arrivée le légiste fait : « Super, les revoilà. »

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il est tout à fait possible pour deux êtres humains de tenir un dialogue de sourds.

— Vince, s’il te plaît, utilise des mots simples et dis-moi ce que tu essaies de me faire comprendre avant que je te fracasse le crâne avec ma chaise.

— Je dis simplement, reprend-il (et là, c’est vrai et facile à comprendre pour l’instant), que le légiste a déclaré à la réception des quatre cadavres qu’on les avait volés à la morgue et qu’ils étaient revenus.

Le monde me paraît basculer légèrement, et un épais brouillard gris enveloppe tout et me suffoque.

— Les cadavres ont été volés à la morgue ?

— Ouais.

— Donc, ils étaient déjà morts, quelqu’un les a pris et a organisé toute cette mise en scène insensée ?

— Oui, j’ai jamais entendu un truc aussi dingue. Non, mais, voler des cadavres à la morgue et s’amuser avec comme ça ?

— Donc, celui qui les a volés ne les a pas tués.

— Non, c’étaient des victimes d’accidents qui attendaient dans leurs tiroirs.

Accident, c’est un mot affreux. Il représente tout ce que je combats depuis toujours : le hasard, le désordre, l’imprévu, donc, tout ce qui est dangereux. Ce mot me fera prendre un jour, parce que, malgré toutes les précautions du monde, quelque chose peut arriver malgré tout par accident, et dans ce monde où règnent le chaos et le hasard cela se produit toujours.

Et c’est ce qui vient de se passer. Je viens de remplir la nuit dernière une demi-douzaine de sacs-poubelle avec les morceaux de quelqu’un qui était, plus ou moins « accidentellement », innocent.

— Donc, il ne s’agit pas de meurtres, finalement.

— C’est quand même un crime. Vol de cadavre, profanation, un truc de ce genre. Mise en péril de la santé publique. C’est forcément illégal.

— Traverser hors des clous aussi.

— Pas à New York, ils le font tout le temps.

Les incivilités du piéton new-yorkais ne parviennent pas à me réconforter. Plus j’y pense et plus je me rends compte que je suis sur le point de déraper dans les émotions humaines à cause de cette histoire. À mesure que passe la journée, une curieuse boule me noue la gorge, une vague sensation d’angoisse que rien ne dissipe, et je suis forcé de me poser la question : est-ce cela, la culpabilité ? Je veux dire, en admettant que j’aie une conscience, serait-elle troublée, en ce moment ? C’est très dérangeant et cela ne me plaît pas du tout.

C’est même tout à fait vain : après tout, Doncevic a poignardé Deborah, et s’il ne l’a pas tuée ce n’est pas faute d’avoir essayé. Il est coupable de quelque chose de fort mal, même si ce n’est pas de meurtre.

Dans ce cas, pourquoi « éprouverais-je » quelque chose ? C’est très bien qu’un être humain dise : « J’ai commis un acte qui me met mal à l’aise. » Mais comment moi, le froid Dexter, pourrais-je dire quoi que ce soit d’approchant ? Même si j’éprouve effectivement quelque chose, il y a de grandes chances pour que ce soit considéré comme mal par une très large majorité. Notre société ne voit pas d’un bon œil des émotions comme le « Besoin de Tuer », le « Plaisir de Découper », et, soyons réaliste, c’est plutôt de ce côté-là que je penche.

Non, il n’y a rien à regretter ici, ce n’est qu’une toute petite boucherie accidentelle et impulsive. Appliquer la logique froide de mon intelligence supérieure aboutit chaque fois à la même conclusion : Doncevic ne représente pas une grande perte pour quiconque et il a tout de même au moins essayé de tuer Deborah. Dois-je espérer qu’elle meure, simplement pour me sentir mieux ?

Mais cela me tracasse pendant toute la matinée, et même l’après-midi, lorsque je passe à l’hôpital durant ma pause-déjeuner.

— Salut, mon pote, fait Chutsky d’un air las. Pas beaucoup de changement. Elle a ouvert les yeux deux, trois fois. Je crois qu’elle reprend un peu de forces.

Je m’assois de l’autre côté du lit. Deborah n’a pas l’air tellement plus vaillante. Semblable. Pâle, respiration imperceptible, plus proche de la mort que de la vie. J’ai déjà vu ce genre d’expression, mais elle ne va pas à Deborah. Elle appartient à ceux que j’ai méticuleusement préparés et que je pousse sur la pente des ténèbres et du néant, en récompense des méfaits qu’ils ont commis.

Je l’ai vue pas plus tard qu’hier soir sur Doncevic, et même si je ne l’ai pas choisie avec soin je me rends compte que cette expression lui allait vraiment bien. C’est à cause de lui que ma sœur est dans cet état, et c’est bien suffisant. Il n’y a rien dans cette affaire qui puisse mettre mal à l’aise l’âme inexistante de Dexter. J’ai fait mon travail, extrait un individu néfaste de la cohue grouillante de l’humanité, et je l’ai prestement rangé dans quelques sacs-poubelle. Si mon geste s’est trouvé un peu improvisé et peu soigné, il n’en demeure pas moins légitime, comme diraient mes collègues de la police. Des gens comme Israel Salguero, qui n’auront désormais plus lieu de harceler Deborah et de causer du tort à sa carrière sous le simple prétexte que l’avocat au crâne luisant fait du tapage dans la presse.

En mettant un point final à l’existence de Doncevic, j’ai mis fin à cette sale histoire, et mon petit coin de monde s’en porte un tout petit peu mieux. Assis sur ma chaise à mâchonner un sandwich vraiment très mauvais, tout en bavardant avec Chutsky, j’ai même le droit de voir Deborah ouvrir les yeux pendant trois bonnes secondes. Je ne saurais dire si elle a eu conscience de ma présence, mais la vue de ses pupilles est très encourageante et je commence à mieux comprendre l’optimisme débridé de Chutsky.

Je retourne au travail ragaillardi. C’est très gratifiant de rentrer ainsi d’un déjeuner et cette sensation dure jusqu’au moment où j’arrive dans mon bureau et où je tombe sur l’inspecteur Coulter.

— Morgan, dit-il, assieds-toi.

Je trouve très gentil qu’il m’invite à prendre place dans mon propre fauteuil et j’obéis. Il me considère un long moment en mordillant un cure-dents qui pointe au coin de sa lèvre. Il a une silhouette de bouteille de Perrier et n’a jamais été vraiment attirant, mais, là, encore moins. Il a réussi à caler son imposant postérieur sur l’autre siège et, outre le cure-dents, il s’est attaqué à une bouteille familiale de soda au citron vert qui tache déjà le devant de son horrible chemise blanche. Cette allure, conjuguée au regard qu’il pose sur moi, comme s’il espérait que je fonde en larmes et avoue Dieu sait quoi, est extrêmement irritante. Résistant à la tentation de m’effondrer en larmes, je m’empare d’un rapport d’analyse et commence à le lire.