Je ne me fais donc aucune illusion sur ma valeur dans ce bas monde. Je fais mon boulot, sans espérer de remerciements. Mais jusqu’à présent, et cela depuis la première fois, je me suis conformé aux règles édictées par saint Harry, mon père adoptif quasi parfait. Cette fois-ci, je les ai enfreintes et, pour des raisons qui me restent obscures, je me dis que je mérite d’être capturé et châtié.
Je lutte donc contre le bourdon jusqu’à la fin de ma journée de travail puis, sans être pour autant requinqué, je retourne à l’hôpital. Les embouteillages n’arrangent rien. Tout le monde a l’air de jouer son rôle sans montrer la moindre sincérité dans sa fureur meurtrière. Une femme me coupe la route et me balance une demi-orange sur le pare-brise, un homme en camionnette essaie de me faire quitter la route, mais ils ne mettent pas vraiment de cœur à l’ouvrage.
Quand j’arrive dans la chambre de Deborah, je trouve Chutsky en train de ronfler bruyamment dans son fauteuil. Je m’assois donc un peu et regarde les paupières de Deborah tressaillir. Je me dis que c’est probablement bon signe, qu’elle est en sommeil paradoxal, donc, qu’elle se rétablit. Je me demande ce qu’elle pensera de ma petite bévue quand elle se réveillera. Vu son attitude juste avant de se faire poignarder, je doute qu’elle se montre très compréhensive. Après tout, elle est tout autant sous l’emprise de Harry que moi, et si elle a du mal à tolérer mes actes, pourtant revêtus du sceau de l’approbation paternelle, elle n’acceptera pas quelque chose sortant des limites strictes qu’il a fixées.
Debs peut aussi ne jamais l’apprendre. Ce n’est pas compliqué, étant donné que je lui ai toujours tout caché jusqu’à récemment. Mais, et je ne sais pas pourquoi, cela ne me réconforte pas tellement, cette fois. Après tout, j’ai commis ce geste pour elle, c’est la première fois que j’agis sur une noble impulsion, et cela a très mal tourné. Ma sœur fait un piètre Passager noir.
Debs bouge une main, c’est juste un tressaillement, et ses paupières s’ouvrent. Ses lèvres s’écartent légèrement et je suis certain qu’elle pose brièvement son regard sur moi. Je me penche vers le lit, elle me regarde, puis ses paupières se referment.
Elle se remet lentement, elle va s’en sortir, j’en suis sûr. Cela risque de prendre des semaines plutôt que des jours, mais tôt ou tard elle quittera cet abominable lit en acier, retournera travailler et redeviendra elle-même. Et là… Que fera-t-elle de moi ?
J’ai le désagréable pressentiment que ce ne sera plaisant ni pour elle ni pour moi ; car nous vivons encore tous les deux dans l’ombre de notre père et je sais pertinemment ce qu’il dirait.
Il dirait que c’est mal, parce que ce n’est pas ainsi qu’il a planifié la vie de Dexter, comme je me le rappelle, oh, très bien.
Harry avait généralement l’air très heureux quand il rentrait du travail. Je ne crois pas qu’il était réellement heureux, bien sûr, mais il en avait toujours l’apparence, et c’est l’une des premières grandes leçons qu’il m’a apprises : conformer son visage aux circonstances. Cela peut sembler évident et secondaire, mais, pour un monstre en herbe qui commençait à peine à comprendre qu’il était différent, c’était une leçon vitale.
Je me rappelle que j’étais assis dans le grand banyan de notre jardin, un après-midi, parce que, en toute honnêteté, c’est ce que faisaient les autres gosses du quartier, même passé l’âge de grimper aux arbres. C’étaient des endroits très agréables pour s’installer, avec leurs grosses branches horizontales, et ils servaient de cabanes à tous les moins de dix-huit ans.
J’étais donc assis dans le mien cet après-midi-là, espérant que le reste du voisinage me prendrait pour un gosse normal. J’étais à l’âge où tout commence à changer et je remarquais que je changeais d’une manière très particulière. Par exemple, contrairement aux autres garçons, je n’étais pas dévoré du désir de voir sous la jupe de Bobbie Gelber. Et puis…
Quand le Passager noir a commencé à chuchoter ses vilaines pensées, je me suis rendu compte que c’était une Présence qui avait toujours été là. Alors que mes camarades de classe commençaient à se prêter des numéros de Hustler, il me faisait faire des rêves inspirés de, disons, Vivisection Magazine. Et bien que les images qui me venaient aient été troublantes au début, elles semblèrent peu à peu de plus en plus naturelles, inévitables, désirables et enfin nécessaires. Une autre voix, tout aussi puissante, me disait que c’était mal, insensé et très dangereux. Et, la plupart du temps, les deux voix aboutissaient à un match nul et je me bornais à rêver, exactement comme tous les garçons de mon âge.
Mais, par une merveilleuse nuit, les deux factions chuchotantes se sont alliées quand je me suis rendu compte que Buddy, le chien des Gelber, empêchait maman de dormir avec ses aboiements incessants. Et ce n’était pas bien. Maman se mourait d’un mal mystérieux et incurable appelé lymphome, et elle avait besoin de sommeil. Je me suis rendu compte que ce serait une excellente chose de pouvoir aider maman à dormir et les deux voix ont acquiescé – l’une, un peu réticente, bien sûr, mais l’autre, la Noire, avec un enthousiasme qui m’a fait tourner la tête.
Et c’est ainsi que Buddy, le petit chien grande gueule, lança Dexter sur sa voie. Ce fut maladroit, bien sûr, et beaucoup plus bâclé que je ne l’avais prévu, mais aussi tellement agréable, si juste et nécessaire…
Durant les mois suivants je fis quelques autres expériences mineures ; prudemment espacées, avec un choix plus méticuleux de camarades de jeu, car je compris vite qu’on se poserait forcément des questions si tous les animaux domestiques du voisinage disparaissaient. Il y eut un chien égaré, un petit tour à vélo dans un autre quartier, et le jeune Luke Darkwalker poursuivit sa route, apprenant progressivement à devenir celui que je suis. Et, comme j’éprouvais un véritable attachement pour mes petites expérimentations, je les ensevelissais à portée de main, derrière des buissons dans notre jardin.
Aujourd’hui, je ne serais pas aussi imprudent. À l’époque, tout semblait très innocent et merveilleux, et je voulais jeter un coup d’œil aux buissons et m’ébattre de temps en temps dans la douce chaleur de mes souvenirs. Et c’est ainsi que je commis ma première erreur.
Cet après-midi-là, donc, j’étais dans le banyan quand Harry gara la voiture, en descendit et resta un long moment auprès de la voiture, les yeux fermés, sans rien faire.
Puis il rouvrit les yeux et changea d’expression. Il s’avança vers la porte tandis que je sautais de l’arbre pour courir à sa rencontre.
— Dexter ! Comment s’est passée ta journée à l’école ?
— Bien. On a étudié le communisme.
— C’est un sujet qu’il faut connaître, opina-t-il. Quelle est la capitale de la Russie ?
— Moscou. Avant, c’était Saint-Pétersbourg.
— Vraiment ? Et pourquoi l’avoir changée ?
— Maintenant, ils sont athées. Ils ne peuvent pas avoir un saint quelque chose, parce qu’ils ne croient pas en Dieu.
Il posa une main sur mon épaule et nous remontâmes vers la maison.
— Ça ne doit pas être marrant, dit-il.
— Est-ce que tu as… euh… combattu des communistes ? demandai-je, n’osant pas prononcer le mot « tué » qui me brûlait les lèvres. Quand tu étais dans les marines ?