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Et je me rappelle l’insupportable gaucherie de ces premières années ; les atroces premières tentatives de rire, toujours au mauvais moment, et qui sonnaient tellement faux. Même parler naturellement aux autres, sans peine, des sujets qu’il fallait, et avec les sentiments artificiels adéquats, j’avais dû l’apprendre. Lentement, douloureusement, péniblement, en observant comment les autres se tiraient de cette corvée sans effort, et j’avais souffert d’autant plus d’être privé de cette grâce et de cette aisance d’expression. C’est peu de savoir rire. On en a à peine conscience, sauf quand on doit l’apprendre en suivant l’exemple des autres, comme moi.

Et comme Cody va être contraint de le faire à présent. Et ce n’est que le début, la première étape, la plus facile sur la Voie de Harry. Ensuite, il faudra faire semblant, tout le temps, avec pour seule récompense à en attendre les quelques trop rares et brefs interludes de réalité tranchante comme un rasoir. Et je transmets tout cela à Cody, ce petit être abîmé qui se tient un peu trop droit et qui guette d’un regard trop forcé l’infime détail confirmant qu’il fait partie de ce groupe – et qu’il ne trouvera jamais.

Ai-je vraiment le droit de le forcer à se couler dans ce moule de souffrance ? Simplement parce que j’en suis passé par là, cela signifie-t-il qu’il y est lui aussi obligé ? Car, si je suis honnête avec moi-même, cela ne fonctionne pas très bien pour moi, ces derniers temps. La Voie de Harry, qui semblait si claire, si nette et si astucieuse, a dévié vers les buissons.

Est-ce vraiment ce que je veux pour Cody ?

Je le regarde suivre les autres dans le Salut au Drapeau et je ne trouve aucune réponse là-dedans.

C’est donc un Dexter fort pensif qui rentre à la maison.

— Comment ça s’est passé ? lui demande Rita, qui nous attend à la porte, l’air inquiète.

— Bien, fait Cody avec une tête qui dit tout le contraire.

— Ç’a été, dis-je d’un ton un peu plus convaincant. Et ça ira de mieux en mieux.

— Faut bien, murmure Cody.

Le regard de Rita passe de l’un à l’autre.

— Je ne… je veux dire… Il a… Tu as… Cody, tu vas continuer ?

Cody me regarde, et je vois presque une petite lame affûtée étinceler dans ses yeux.

— Oui, dit-il à sa mère.

— C’est merveilleux, dit-elle, soulagée. Vraiment, ça l’est. Je sais que tu… tu vois.

— J’en suis sûr, opiné-je. Mon mobile sonne.

— Allô ?

— Elle s’est réveillée, dit Chutsky. Et elle a parlé.

— J’arrive tout de suite.

19

J’ignore à quoi je m’attendais à mon arrivée à l’hôpital, mais je n’y ai pas droit. Deborah n’est pas assise dans son lit en train de faire des mots croisés, son iPod sur les oreilles. Elle est toujours allongée, inerte, entourée du bourdonnement des appareils. Et Chutsky est toujours assis dans la même position de suppliant dans le même fauteuil, sauf qu’il a réussi à se raser et à changer de chemise entre-temps.

— Salut, mon pote ! s’écrie-t-il pendant que je m’approche du lit. On est sur la bonne voie. Elle m’a regardé et elle a prononcé mon prénom. Elle va se remettre complètement.

— Génial. (Je ne suis pas sûr que prononcer un prénom monosyllabique signifie que ma sœur ait brusquement retrouvé toutes ses facultés.) Que disent les médecins ?

— Les conneries habituelles. De ne pas avoir trop d’espoir, trop tôt pour être sûr, réponse nerveuse, bla-bla-bla. Mais ils ne l’ont pas vue se réveiller, et moi si. Elle m’a regardé dans les yeux et j’ai bien vu. Elle est consciente, mon pote. Elle va s’en sortir.

Comme je ne vois pas trop quoi répondre, je marmonne une phrase de circonstance et je m’assois. J’ai beau attendre très patiemment pendant deux heures et demie, Debs ne saute pas de son lit pour faire des étirements. Elle ne réitère même pas le petit numéro des yeux qui s’ouvrent et du prénom. Du coup, je rentre chez moi me coucher sans partager les certitudes magiques de Chutsky.

Le lendemain matin, en arrivant au bureau, je suis déterminé à me mettre immédiatement au travail et à en apprendre le maximum sur Doncevic et son mystérieux complice. Mais j’ai à peine le temps de poser ma tasse de café sur mon bureau que je reçois une visite du Fantôme de Noël-Qui-A-Super-Mal-Tourné, en la personne d’Israel Salguero. Il entre sans un mot et s’assoit discrètement sur la chaise en face de moi. Je perçois dans son arrivée une sorte de menace veloutée que j’aurais admirée si elle ne m’était pas destinée. Nous nous regardons un moment, puis il hoche la tête et m’annonce :

— J’ai connu votre père.

J’opine et je prends l’énorme risque de boire une gorgée de café sans le quitter des yeux.

— C’était un bon flic, un type bien.

Il a une voix douce qui s’accorde bien à sa manière silencieuse de se mouvoir, avec un léger accent que possèdent beaucoup d’Américains d’origine cubaine de sa génération. C’est vrai qu’il a bien connu Harry, lequel avait beaucoup d’estime pour lui. Mais c’est du passé, et Salguero est maintenant un lieutenant de l’Inspection des services aussi craint que respecté, et rien de bon ne peut sortir d’une enquête qu’il mènerait sur moi ou Deborah.

Jugeant qu’il vaut sûrement mieux attendre qu’il en vienne au but de sa visite, s’il y en a un, je bois une autre gorgée de café. Il est nettement moins bon qu’avant l’arrivée de Salguero.

— J’aimerais pouvoir éclaircir cette histoire le plus rapidement possible, dit-il. Je suis convaincu que ni vous ni votre sœur n’avez quoi que ce soit à vous reprocher.

— Non, bien sûr, réponds-je, me demandant pourquoi je ne me sens pas rassuré – à moins que ce ne soit parce que je me suis efforcé durant toute ma vie de passer inaperçu et que je ne suis pas très à l’aise à l’idée qu’un enquêteur chevronné se mette en devoir de la scruter de près.

— Si vous jugez utile de me communiquer quoi que ce soit, ma porte vous est toujours grande ouverte.

— Merci beaucoup.

Et comme il ne semble pas y avoir grand-chose de plus à dire, je me tais. Salguero me dévisage un moment, puis il hoche la tête, se lève et glisse vers la porte. Je reste à me demander dans quel pétrin au juste les Morgan sont plongés. Il me faut quelques minutes et un bon café pour chasser cette visite de ma tête et me concentrer sur l’ordinateur.

Et, là, quelle surprise !

Par réflexe, je jette un coup d’œil à ma messagerie avant de me mettre au travail. Je trouve deux mémos du service exigeant mon inattention immédiate, une publicité me promettant plusieurs centimètres de quelque chose d’indéterminé et un message sans titre que je manque d’effacer avant de voir l’adresse de l’expéditeur : bweiss@aol com.

Ce n’est pas très normal, mais il me faut un moment pour accuser le coup, et mon doigt reste littéralement suspendu au-dessus de ma souris quand un déclic se fait.

Bweiss. Le nom m’a l’air familier. Peut-être est-ce « Weiss, prénom initiale B », comme beaucoup d’adresses mail. Ce serait logique. Et si c’est le B de Brandon, ce le serait encore plus. Car c’est précisément le nom de la personne sur laquelle je m’apprête à me renseigner.

Comme c’est aimable à lui de prendre contact !

J’ouvre le mail avec un intérêt soutenu, très impatient de découvrir ce qu’il peut bien avoir à me dire. Mais, à ma grande déception, rien. Je ne trouve qu’un lien Internet, souligné et en lettres bleues, en plein milieu de la page, sans le moindre commentaire.