Cela dit, tout ce qui en vaut la peine est ardu – encore un cliché aussi idiot que fascinant. Après tout, respirer est relativement facile, en général, et je crois que beaucoup de scientifiques reconnaîtront que c’est fort utile. En tout cas, je n’obtiens aucune véritable information dans les dossiers d’AOL, hormis le numéro de mobile, qui me servira en dernier recours. Le fichier de la compagnie de téléphone risque de ne pas être plus bavard qu’AOL, mais il y a une chance que je puisse localiser l’appareil lui-même, petit truc que j’ai déjà mis en pratique quand j’ai presque sauvé le sergent Doakes de sa rectification chirurgicale.
Sans raison particulière, je retourne sur YouTube. Peut-être que j’ai envie de me revoir encore une fois, détendu et en train d’être moi-même. Après tout, je ne me suis jamais vu ainsi et je n’ai jamais pensé me voir. Dexter en action, comme lui seul peut le faire. Je regarde à nouveau la vidéo en m’émerveillant de ma grâce naturelle. De quel merveilleux style je fais preuve quand je manie ma scie. Splendide ! Un véritable artiste. Je devrais tourner plus souvent.
Et, là, une autre pensée émerge dans mon cerveau, qui se ranime lentement. À côté de l’écran figure une autre adresse mail. Je ne connais pas très bien YouTube, mais je sais qu’une adresse mail conduit quelque part. Je clique donc dessus et aussitôt apparaît un fond orange : je suis sur la page personnelle d’un utilisateur YouTube. Et en grandes lettres de feu, le haut de la page proclame : LE NOUVEAU MIAMI. Je descends dans la fenêtre jusqu’à une case intitulée vidéos (5), avec une rangée de cinq vignettes. Celle où figure mon dos est la numéro 4.
Dans un souci de méthode et pour ne pas me contenter de revoir ma captivante performance, je clique sur la première, qui montre un visage d’homme grimaçant de dégoût. La vidéo commence par l’apparition du titre en lettres flamboyantes : LE NOUVEAU MIAMI - # 1.
Arrive ensuite un très beau plan de luxuriante végétation tropicale – une rangée de magnifiques orchidées, un vol d’oiseaux se posant sur un petit lac – puis la caméra recule pour découvrir le cadavre que nous avons trouvé aux Fairchild Gardens. Un horrible gémissement s’élève hors champ et une voix un peu étranglée s’exclame : « Oh, mon Dieu ! » Puis la caméra suit une personne de dos tandis qu’un cri perçant déchire les haut-parleurs. Je le trouve étrangement familier et, l’espace d’un instant, perplexe, je mets la vidéo sur pause. Et je saisis : c’est le même hurlement qu’on entend dans la vidéo que nous avons vue à l’office de tourisme. Pour une raison étrange, Weiss a utilisé le même ici. Peut-être pour respecter son style, comme McDonald utilise toujours le même clown.
Je remets la vidéo en route : la caméra traverse la foule sur le parking des Fairchild Gardens, filmant des visages tantôt choqués, tantôt dégoûtés ou simplement curieux. Et, là encore, l’écran tourbillonne et, sur le fond tropical du début, aligne une mosaïque d’expressions variées tandis qu’un slogan s’y superpose.
LE NOUVEAU MIAMI : PARFAITEMENT NATUREL
En tout cas, cela dissipe tous les doutes que j’aurais pu avoir sur la culpabilité de Weiss. Je suis tout à fait certain que les autres vidéos vont montrer les autres victimes, assorties de plans de foule. Mais, histoire d’être exhaustif, je décide de les regarder dans l’ordre toutes les cinq…
Mais attendez un peu : il ne devrait y avoir que trois spots, un pour chacun des sites que nous avons découverts. Si j’y ajoute celui de la grande performance de Dexter, cela fait quatre. Et la cinquième, alors ? Se pourrait-il que Weiss ait ajouté quelque chose de plus personnel pouvant me donner un indice pour le localiser ?
Un grand bruit retentit dans le labo, et Vince Masuoka beugle un « Yo, Dexter ! » qui me fait refermer promptement la fenêtre de mon navigateur. Ce n’est pas simplement la fausse modestie qui me retient de partager avec lui mon merveilleux travail d’acteur. C’est surtout que l’expliquer serait beaucoup trop compliqué. Et, au moment où disparaît la fenêtre, Vince entre dans mon petit bureau avec son matériel.
— Tu ne réponds plus à ton téléphone ?
— Je devais être aux toilettes.
— Pas de repos pour les braves, dit-il. Viens, on a du boulot.
— Ah bon ? Quoi donc ?
— Je ne sais pas, mais les gars en tenue sur le site sont au bord de la crise. C’est vers Kendall.
Certes, il arrive constamment des choses affreuses à Kendall, mais peu d’entre elles requièrent mon attention professionnelle. Rétrospectivement, j’aurais dû être plus curieux, mais sur le moment je suis encore distrait par la découverte de mon statut involontaire de vedette sur YouTube, et j’ai vraiment envie de voir les autres vidéos. Je pars donc avec Vince en échangeant des banalités, tout en me demandant ce que Weiss peut bien avoir révélé dans la dernière vidéo, que je n’ai pas encore vue. Je suis vraiment sous le choc quand je reconnais l’endroit où Vince se gare.
Nous sommes sur le parking d’un très grand bâtiment public que j’ai déjà vu. Et la veille seulement, quand j’ai emmené Cody à sa première réunion de scouts.
Nous sommes devant l’école élémentaire Golden Lakes.
C’est sûrement fortuit. Des gens se font régulièrement tuer, même dans les écoles élémentaires, et penser qu’il s’agit d’autre chose que d’une de ces amusantes coïncidences qui rend la vie si piquante reviendrait à croire que le monde entier tourne autour de Dexter. C’est exact, dans une certaine mesure, mais je ne suis pas assez dérangé pour prendre cela au pied de la lettre.
C’est donc un Dexter médusé et un peu troublé qui suit Vince, passe sous la bande jaune et gagne l’entrée latérale du bâtiment, où a été découvert le corps. Et alors que j’approche de l’endroit strictement surveillé où il gît dans toute sa gloire, j’entends un bizarre sifflement un peu bête, et je me rends compte qu’il vient de moi. Car, malgré le masque transparent collé sur son visage, malgré la cavité béante remplie d’accessoires de scouts, et malgré le fait qu’il est totalement impossible que j’aie raison, je reconnais le cadavre à trois mètres.
C’est Roger Deutsch, le chef scout de Cody.
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Le corps a été disposé le long du mur de refend à côté de la porte qui ferme l’issue de secours de la cafétéria de l’école. C’est l’une des femmes de service sortie fumer une cigarette qui l’a trouvé et il a fallu la mettre sous calmants, ce que je n’ai aucune peine à comprendre quand je découvre le spectacle. Après l’avoir examiné de plus près, c’est tout juste si je n’ai pas moi aussi besoin de calmants.
Le cou de Roger Deutsch est ceint d’une lanière où pend un sifflet. Comme pour les autres victimes, les entrailles ont été enlevées et la cavité a été remplie d’articles intéressants : dans son cas, un uniforme de scout, un livre multicolore intitulé Manuel des scouts et d’autres objets. J’aperçois notamment le manche d’une hachette et un couteau de poche marqué du logo des scouts. Et, en me penchant, je vois également une photo pleine de grain, imprimée sur du papier ordinaire, barrée de la légende soyez prêts. Sur le cliché flou, pris à une certaine distance, apparaissent plusieurs garçons et un adulte qui entrent dans le même bâtiment. Et, bien que ce soit impossible à prouver, je sais très bien qui sont l’adulte et l’un des enfants.