Et la première réponse qui me vient est : impossible, tant que Weiss restera en vie et en liberté. Car dès que mon visage passera aux infos c’en sera fini de ma vie et Deborah n’aura pas plus de choix que moi. Pas plus que je n’en ai pour l’instant. Soleil ou pas, je dois agir – vite et bien.
Je respire un bon coup et m’approche de la maison voisine de Wimble en scrutant ostensiblement les arbres et en gribouillant sur ma planchette. Je remonte lentement l’allée. Personne ne se jetant sur moi avec une machette entre les dents, je redescends, marque une pause, puis continue vers chez Wimble.
Il y a des arbres douteux à inspecter ici aussi ; je lève la tête, prends des notes et remonte tranquillement l’allée. Pas un bruit ni un mouvement dans la maison. Même si je ne sais pas ce que j’espère y voir, je m’approche, je scrute, bien au-delà des arbres. J’examine soigneusement la maison, remarquant que tous les stores sont baissés. Impossible de voir de chaque côté. Je suis assez haut dans l’allée pour repérer une porte à l’arrière dominant deux marches en ciment. Je m’avance dans cette direction, l’air très détaché, guettant le moindre bruit ou un éventuel « Attention ! Le voilà ! ». Toujours rien. Je fais mine de remarquer un arbre au fond, près d’une citerne de gaz et à cinq, six mètres de la porte. Je m’en approche.
Toujours rien. Je griffonne. Il y a une lucarne en haut de la porte, sans rideau. Je monte les deux marches et jette un coup d’œil à l’intérieur. C’est un couloir sombre, qui abrite un lave-linge et un séchoir, quelques balais et serpillières accrochés au mur. Je pose la main sur la poignée et la tourne très lentement, sans un bruit. Ce n’est pas fermé. Je respire un bon coup… et je manque de sauter au plafond en entendant à l’intérieur un épouvantable hurlement suraigu. C’est un cri de douleur horrifié, un appel au secours capable de mettre en action même Dexter le Détaché. Et j’ai déjà un pied à l’intérieur quand un petit point d’interrogation apparaît dans ma tête et que je me dis : Mais je connais ce cri. Et, alors que mon second pied pénètre à son tour dans la maison : Ah bon ? Mais d’où ça ? la réponse arrive promptement, ce qui est réconfortant : c’est le même cri qui figure dans les vidéos LE NOUVEAU MIAMI concoctées par Weiss.
Donc, c’est un cri enregistré.
Donc, il est destiné à m’attirer à l’intérieur.
Donc, Weiss est prêt et m’attend.
Ce n’est pas vraiment flatteur pour moi, étant donné que je suis exceptionnel, mais le fait est que je m’immobilise un quart de seconde pour admirer la célérité et la clarté de mon processus de pensée. Puis, heureusement pour moi, j’obéis à la voix qui piaille soudain en moi : Cours, Dexter, cours ! Et je fonce hors de la maison et dévale l’allée juste à temps pour voir la voiture couleur bronze démarrer en trombe.
C’est alors qu’une main géante se lève derrière moi et me plaque sur le sol, qu’un souffle brûlant me cingle et que la maison de Wimble disparaît dans un nuage de flammes et de débris.
22
— C’est le gaz, me dit Coulter.
Je suis adossé à l’ambulance, un pack de glace sur le crâne. Mes blessures sont bénignes, tout bien considéré, mais, comme elles sont sur moi, elles ont l’air importantes et elles m’ennuient, tout comme l’attention qu’on me porte. De l’autre côté de la rue, les pompiers continuent de sonder et d’inspecter les vestiges encore fumants de la maison de Wimble. Elle n’a pas été complètement détruite, mais toute la partie centrale s’est écroulée du sol au plafond et elle a sûrement perdu beaucoup de sa valeur en entrant dans la catégorie « Maison de charme – très aérée –, travaux à prévoir ».
— Alors, dit Coulter, il laisse fuir le gaz du radiateur dans la pièce insonorisée, balance un truc pour mettre le feu, on ne sait pas encore quoi, et il fout le camp avant que ça pète. (Il marque une pause pour boire une longue gorgée de son inséparable soda au citron vert. Je regarde sa pomme d’Adam tressauter. Il reprend son souffle, fourre l’index dans le goulot de la bouteille et s’essuie les lèvres sur son avant-bras en me regardant comme si je l’empêchais de se servir d’un Kleenex.) Pourquoi il a une pièce insonorisée, à ton avis ?
Je secoue la tête et je m’arrête aussitôt. Ça fait mal.
— Il était monteur vidéo. Il devait en avoir besoin pour enregistrer.
— Enregistrer. Pas découper les gens.
— Exact.
Coulter secoue la tête. Apparemment, lui, ça ne lui fait pas mal, parce qu’il continue un moment en considérant la maison encore fumante.
— Bon, alors tu étais sur les lieux pour quoi ? J’ai pas tout compris de ce côté-là, Dex.
Tu penses bien. Je me suis donné beaucoup de mal pour éluder toutes les questions sur ce point en me prenant la tête, en clignant des paupières et en hoquetant comme si une affreuse douleur me saisissait à chaque fois qu’on abordait le sujet. Évidemment, je sais que, tôt ou tard, je vais devoir fournir une réponse satisfaisante, et le plus délicat, c’est bien le « satisfaisant ». Certes, je peux prétendre que je rendais visite à ma grand-mère malade, mais le problème, avec ce genre de réponse, c’est que les flics vérifient et, hélas, Dexter n’a pas de grand-mère malade ni d’autre raison valable de se trouver ici lors de l’explosion, et j’ai nettement l’impression que prétendre une coïncidence ne va pas non plus me mener bien loin.
Dès le moment où je me suis relevé en titubant pour aller m’appuyer à un arbre et m’extasier de pouvoir encore bouger tous mes abattis, pendant qu’on me pansait et que j’attendais l’arrivée de Coulter, durant toutes ces longues minutes devenues des heures, je n’ai pas réussi à trouver une explication à peu près crédible. Et avec Coulter qui me cloue avec son regard noir, je me rends compte que mon heure est venue.
— Bon, alors ? Tu étais là pour quoi ? Prendre ton linge ? Tu es livreur de pizzas à mi-temps ? Alors ?
C’est l’un des chocs les plus violents d’une journée déjà très éprouvante que d’entendre Coulter faire vaguement montre d’esprit. Je l’ai toujours considéré comme un gros tas effroyablement terne et abruti, tout juste capable de remplir un PV d’accident de la route, et voilà qu’il fait de spirituelles remarques sur un ton pince-sans-rire très professionnel. Et, s’il y parvient, je dois envisager qu’il saura additionner deux et deux et aboutir à moi. Je passe donc en vitesse de croisière et j’opte pour la tactique éprouvée du gros mensonge enveloppé d’une petite touche de vérité.
— Écoutez, inspecteur, dis-je d’une voix tremblante et pâteuse que je trouve très honorable. (Puis je ferme les yeux et je prends une profonde inspiration. Du cent pour cent cérémonie des oscars, si vous voulez mon avis.) Je suis désolé, je suis encore un peu embrouillé. Il paraît que j’ai subi une légère commotion.