— C’était avant d’arriver ici, Dex ? Ou bien tu peux encore te rappeler la raison de ta venue ici ?
— Je me souviens, dis-je à contrecœur. C’est juste que…
— Tu ne te sens pas très bien.
— Oui, c’est ça.
— Je veux bien le comprendre. (L’espace d’un instant, totalement irrationnel, je me dis qu’il va me lâcher. Mais non.) Ce que je ne pige pas, continue-t-il de plus belle, c’est ce que tu foutais ici quand cette putain de baraque a pété.
— Ce n’est pas facile à dire.
— Je m’en doute. Vu que tu l’as pas encore dit. Tu comptes le faire, Dex ? (Il sort son index de la bouteille, prend une gorgée, refourre son doigt dedans. La bouteille à moitié pleine pendouille au bout comme un répugnant appendice.) Tu vois, faut que je sache, parce qu’on vient de me dire qu’il y a un corps là-dedans.
Un petit séisme m’ébranle les cervicales et se répand jusqu’à mes talons.
— Un corps ? répété-je avec l’esprit incisif dont je suis coutumier.
— Ouais, un corps.
— Tu es en train de me dire : un mort ?
Coulter hoche la tête, l’air amusé, et je me rends compte avec stupeur que nous avons inversé les rôles et que c’est moi le crétin.
— Ouais, c’est ça. Il était dans la maison quand elle a pété, on peut donc en déduire qu’il a des chances d’être mort. En plus, il ne risquait pas de filer, étant donné qu’il était ligoté. Qui irait ligoter un mec quand une maison est censée exploser, je te le demande ?
— Mmm… euh, ce doit être l’assassin.
— Mmm, mmm… Donc, d’après toi, c’est l’assassin qui l’a tué, c’est ça ?
— Euh, oui.
Et, malgré le sang qui me martèle les tempes, je vois bien que j’ai l’air aussi idiot que peu convaincant.
— Mmm, mmm… Mais pas toi, c’est ça ? Je veux dire, c’est pas toi qui as ligoté le mec avant de balancer un Cohiba ou un truc de ce genre ?
— Écoute, j’ai vu le type s’enfuir en voiture quand la maison a explosé.
— Et c’était qui, ce mec, Dex ? Non, mais, si tu avais un nom, des fois. Parce que ça nous aiderait pas mal, là.
C’est peut-être la commotion qui gagne du terrain, mais une affreuse paralysie me foudroie. Coulter soupçonne quelque chose, et, même si je suis relativement innocent dans cette affaire, la moindre enquête peut comporter des conclusions déplaisantes pour Dexter. Coulter ne m’a toujours pas quitté des yeux et il n’a toujours pas cillé, il faut que je lui dise quelque chose, mais, même si j’ai subi une légère commotion, je suis conscient que je ne peux pas lui donner le nom de Weiss.
— Je… elle… la voiture était enregistrée sous le nom de Kenneth Wimble, avancé-je.
— Le même qui possède la maison.
— Oui, c’est ça.
Il continue de hocher mécaniquement la tête comme si cela tenait debout, puis :
— Mais oui. Alors, d’après toi, Wimble ligote ce mec – dans sa propre maison – puis il fait sauter sa propre maison et fout le camp dans sa voiture, genre pour une station balnéaire en Caroline du Nord, par exemple ?
De nouveau, je me rends compte que j’ai sous-estimé ce type, et ce n’est pas très plaisant. Je croyais avoir affaire à Bob l’éponge, mais il se révèle plutôt un Columbo, il dissimule un esprit plus vif que ne le laisserait penser son allure de balourd. Moi qui porte un déguisement depuis toujours, je me suis fait piéger par un costume mieux taillé, et en voyant dans l’œil de Coulter l’étincelle d’intelligence jusque-là cachée je me rends compte que Dexter est en danger. Il va falloir beaucoup d’astuce et d’habileté, et quand bien même je ne suis pas certain que cela suffise.
— Je ne sais pas où il est parti, dis-je.
Ce n’est pas terrible, comme début, mais je ne trouve rien de mieux.
— Évidemment. Et tu ne sais pas non plus qui c’est, hein ? Parce que tu me le dirais, sinon.
— Oui, je le dirais.
— Mais tu n’en as pas la moindre idée.
— Non.
— Super. Alors si tu me disais ce que tu fichais ici, à la place ?
Et nous y revoilà. La boucle est bouclée, retour à la grande question. Si j’y réponds correctement, tout est pardonné ; et si je ne réagis pas d’une façon qui satisfait mon ami soudain futé il y a une forte possibilité qu’il n’en reste pas là et fasse dérailler le Dexter Express. Je suis dedans jusqu’au cou et j’ai le cerveau qui gonfle à force d’essayer de percer vainement le brouillard.
— C’est… C’est… (Je baisse les yeux, puis je me détourne, en quête des mots adéquats pour un terrible et embarrassant aveu.) C’est ma sœur, dis-je finalement.
— Comment ça, ta sœur ?
— Deborah. Ta coéquipière. Deborah Morgan. Elle est en réanimation à cause de ce type et je…
Je laisse ma phrase en suspens, l’air très convaincant, et j’attends s’il va l’achever ou si ses fines remarques n’étaient qu’une coïncidence.
— Je le savais, avoue-t-il. (Il prend une autre gorgée de soda, renfonce son doigt dans le goulot et laisse à nouveau la bouteille pendouiller.) Alors tu as trouvé ce mec comment ?
— À l’école élémentaire, ce matin, dis-je. Il filmait depuis sa voiture. J’ai relevé le numéro et retrouvé l’adresse.
— Mmm, mmm… Et au lieu d’en parler, à moi ou au lieutenant, ou même à l’agent de la circulation devant l’école, tu t’es dit que tu allais t’en occuper tout seul.
— Oui.
— Parce que c’est ta sœur.
— Je voulais, tu vois…
— Le tuer ? demande-t-il d’un ton qui me glace.
— Non, juste… juste…
— Lui lire ses droits ? Le menotter ? Lui poser quelques questions bien senties ? Faire sauter la baraque ?
— Je crois, réponds-je comme si j’avouais à contrecœur quelque horrible vérité, que je voulais, tu vois, lui faire passer un sale quart d’heure.
— Mmm, mmm… Et après ?
Je hausse les épaules, comme un ado surpris avec un préservatif à la main.
— L’emmener au poste.
— Et pas le tuer ? demande-t-il en haussant ses sourcils broussailleux.
— Non, comment pourrais-je, euh…
— Ne pas lui planter une lame dans le bide en lui disant que c’est pour avoir poignardé ta sœur ?
— Enfin, inspecteur… Je…
Je ne papillonne pas des paupières, mais je m’efforce d’avoir l’air du rat de bibliothèque qu’on attend de moi.
Et Coulter se contente de me dévisager pendant une longue et interminable minute.
— Je sais pas, Dex. Mais ça colle pas, quoi.
— Comment ça ? demandé-je d’un air décontenancé pas totalement simulé.
Il boit une autre goulée.
— Tu suis toujours les règles. Ta sœur est flic. Ton père était flic. Jamais tu as eu le moindre ennui, jamais. Tu es un vrai boy-scout. Et maintenant tu décides de jouer les Rambo ? (Il me gratifie d’une grimace comme si on avait mis de l’ail dans son soda.) Il y a un truc qui m’échappe. La pièce manquante du puzzle, tu vois.
— C’est ma sœur, dis-je faiblement.
— Ouais, ça, j’ai pigé. Autre chose ?
Je sens un piège qui se referme sur moi au ralenti pendant que des trucs énormes et lourds sifflent autour de moi. J’ai la tête comme une pastèque et la langue pâteuse, et toute ma légendaire intelligence m’a abandonné. Coulter me regarde secouer mollement et douloureusement la tête, et je me dis : Ce type est vraiment très dangereux. Mais tout ce que je parviens à articuler, c’est :
— Désolé.
— Je crois que Doakes avait peut-être vu juste sur ton compte, dit-il, en se détournant pour aller rejoindre les pompiers.