Pendant ce temps, je sens Rita se recroqueviller pour tenter d’éviter tout contact avec l’unijambiste. Je me retourne : elle est aussi blême que Jennifer et a apparemment renoncé à respirer.
Je lève le nez : tout comme Rita, les autres visiteurs, les yeux écarquillés posés sur Jennifer, reculent sur son passage. Elle finit par s’arrêter à quelques centimètres de sa jambe. Elle la contemple un long moment, sans se rendre compte que toute la salle est sur le point de manquer d’air. Puis elle lâche une des béquilles, se penche et touche le tibia.
— Sexy, dit-elle.
Je me retourne vers Rita, m’apprêtant à murmurer un sentencieux ars longa… ou quelque chose du genre, mais c’est inutile.
Rita s’est évanouie.
3
Nous rentrons à Miami un vendredi soir, deux jours plus tard, et à l’aéroport les ondes malsaines dégagées par une foule qui s’insulte et se bouscule autour des tapis à bagages m’arracheraient presque une larme. Quelqu’un essaie d’embarquer la valise de Rita et m’aboie dessus quand je la lui reprends : c’est l’accueil qu’il me fallait. C’est bon de rentrer chez soi !
Et au cas où je voudrais faire dans le sentimental, j’y ai droit dès la première heure, le lundi matin, quand j’arrive au bureau. En sortant de l’ascenseur, je tombe sur Vince Masuoka.
— Dexter, fait-il d’un ton qui me paraît ému, tu as apporté des beignets ?
Cela fait chaud au cœur de se rendre compte qu’on manque aux gens. Enfin, si j’avais un cœur, je suis sûr que cela lui ferait chaud.
— Je n’en prends plus, réponds-je. Je mange seulement des croissants*.
— Comment ça se fait ? demande Vince, interloqué.
— Je suis parisien*.
— Oui, enfin, tu aurais dû apporter des beignets. On est appelés à South Beach pour une drôle d’affaire, et là-bas impossible d’en acheter.
— Quel tragique*!
— Tu comptes rester comme ça toute la journée ? Parce qu’elle risque d’être longue.
Et c’est en effet le cas. Ce que n’arrangent ni les bousculades des journalistes ni celles des badauds qui se massent devant le ruban jaune tendu autour d’un bout de plage tout proche de l’extrémité sud de South Beach. Je suis déjà en nage le temps de me frayer un passage au milieu de tout ce monde et de gagner le sable. Angel Batista, déjà à quatre pattes à cinq mètres des cadavres, est en train d’examiner quelque chose qu’il est seul à avoir repéré.
— Qu’est-ce qui t’intrigue ? demandé-je.
— Des nichons sur une grenouille, répond-il sans lever le nez.
— J’imagine, mais Vince dit qu’il y a un truc louche du côté des cadavres.
Il fronce les sourcils et se baisse encore un peu.
— Tu n’as pas peur des puces de sable ?
— Ils ont été tués ailleurs, répond-il. Mais l’un d’eux a un peu dégouliné. Sauf que c’est pas du sang.
— J’en ai, de la chance !
— Et puis, ajoute-t-il en glissant avec des pincettes un machin invisible dans un sachet en plastique, ils ont…
Il se tait. Cela n’a aucun rapport avec ce qu’il a trouvé dans le sable. Il cherche plutôt un mot destiné à me faire peur, et dans ce silence j’entends un froissement d’ailes sur la banquette arrière.
— Ils ont quoi ? demandé-je finalement.
Il secoue légèrement la tête.
— Ils ont été… arrangés.
Et, comme si le charme venait de se rompre, il reprend brusquement ses occupations, scelle le sachet et le pose précautionneusement à côté de lui avant de reprendre son examen.
Si c’est tout ce qu’il a à me dire sur le sujet, il faut manifestement que j’aille me rendre compte par moi-même. Je franchis donc les derniers mètres.
Deux cadavres, un homme et une femme, apparemment la trentaine, et pas choisis pour leur beauté. Tous les deux sont pâles, obèses et poilus. Ils ont été soigneusement disposés sur des serviettes de plage criardes, du genre qu’affectionnent les touristes originaires du Midwest. Sur la cuisse de la femme est posé un roman à la couverture rose vif comme les péquenots en trimballent avec eux en vacances. Il s’intitule Saison touristique. Un couple marié bien ordinaire passant une agréable journée à la plage.
Pour souligner le bonheur qu’ils sont censés connaître, ils portent l’un et l’autre un masque en plastique semi-transparent apparemment fixé avec de la colle. Un masque qui leur fait un grand sourire artificiel tout en laissant voir leur visage au-dessous. Miami, le paradis du sourire permanent !
Sauf que ces deux-là ont de drôles de raisons de sourire, et j’entends déjà le Passager noir réprimer à grand-peine ses gloussements. L’homme et la femme ont été fendus en deux, depuis le sternum jusqu’à la taille, et la chair écartée de part et d’autre révèle l’intérieur. Et même si mon obscur ami n’était pas hilare, je me rendrais compte tout seul que ce n’est pas commun.
Tous les organes internes ont été enlevés, ce qui me paraît bien pour un début. Pas d’épouvantable tas d’intestins gluants de sang et autres tripailles luisantes. Tout a été nettoyé. Avec autant de soin que de goût, le ventre de la femme est devenu une corbeille de fruits tropicaux comme on en trouve dans sa chambre dans les hôtels de luxe. Je vois des mangues, des papayes, des oranges et des pamplemousses, un ananas et, bien entendu, quelques bananes. Il y a même un ruban rouge noué sur la cage thoracique, et au milieu des fruits pointe une bouteille de mousseux.
L’homme a plutôt des airs de fourre-tout. Au lieu de l’attrayant arrangement de fruits colorés, son ventre accueille une énorme paire de lunettes de soleil criarde, un masque et un tuba, un flacon de lotion solaire, un autre d’insectifuge, et une petite assiette de pasteles, des pâtisseries cubaines. Vraiment dommage de gâcher ça dans un coin où on ne trouve pas le moindre beignet. Sur le rebord est posée une espèce de brochure. Je me penche : c’est le Calendrier de maillots de bain de South Beach. Sous le calendrier dépasse la tête d’un mérou dont la gueule ouverte est figée dans un sourire étrangement semblable à celui du masque collé sur le visage de l’homme.
Je me retourne en entendant un crissement de pas derrière moi.
— Un copain à toi ?
Ma sœur, Deborah. Je devrais peut-être dire « sergent Deborah », puisque ma fonction exige que je me montre poli avec quelqu’un qui a atteint ce rang envié. Et poli, je le suis généralement, au point même d’ignorer ses sarcasmes. Mais la vue de ce qu’elle tient à la main balaie tout sens du devoir. Je ne sais pas comment, mais elle a réussi à dégotter un beignet – fourré à la crème pâtissière, mon préféré – et en enfourne une énorme bouchée. C’est atrocement injuste !
— Qu’est-ce que tu en dis, frérot ? demande-t-elle, la bouche pleine.
— J’en dis que tu aurais pu m’apporter un beignet.
Elle me fait un sourire tout en dents, ce qui n’arrange rien : elle a les gencives couvertes de chocolat.
— J’en avais apporté un, mais j’avais faim, alors je l’ai mangé.
C’est agréable de voir ma sœur sourire, car cela ne lui arrive pas souvent depuis quelques années : ça ne va pas avec l’image qu’elle se fait d’elle-même en flic. Mais je ne me sens pas déborder d’affection fraternelle – principalement parce que je n’ai pas eu ma dose de beignet. Néanmoins, sachant que, même l’estomac vide, c’est le bonheur familial qui compte, je sauve la face.
— Je suis très content pour toi.
— Non, c’est pas vrai, tu fais la tête. Qu’est-ce que tu en penses ?